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  • Frère M.

    Le frère M. était désolé de tous côtés. Une désolation que nos cerveaux d'adolescents attardés ne pouvaient concevoir et qu'il me faut une analyse adulte pour enfin la mesurer. Nous étions absolument vivants ; il était noyé dans l'encaustique des bancs d'église. Nous étions des chansons et des farces ; il pistait des scélératesses et des perversions. Pas Frolo ni Savonarole, certainement pas, pas assez romantique ou assez cérébral pour cela, mais un prescripteur confit, dressé par des générations de peurs bigotes et malheureux -mais curieux- des vices de ces temps, déversés débordant bouillonnant autour de nous, de nos lectures et de nos jeux. Pas obsédé, pas taré, pas malsain, mais étriqué, dépassé, désolé en somme, disais-je. Il avait pour moi l'attention incrédule qu'on a pour les cas. J'étais un cas. Nul autant que c'était possible, je me révélais par exemple, dans un exposé sur l'origine de l'univers, l'astronomie, l'histoire de la terre, la préhistoire, embrassée d'un coup d'aile en une démonstration, ou bien au catéchisme, que les autres subissaient servilement, tandis que j'y buvais un nectar semblable à celui de toutes les mythologies où je puisais mon catalogue d'histoires, mes scénarii de films ou de BD. Il y eut une année, particulièrement, où le frère M. m'adora.
    Décidé à être absolument conforme à ma réputation de cancre, j'avais abandonné toute velléité d'améliorer mes notes. Elles n'étaient peut-être pas mauvaises dans certains domaines, mais c'est qu'alors, sans effort, je parvenais à m'y maintenir. Pour le reste, mon classement dévalait une pente apparemment insondable. Il y avait le problème des soirs d'étude. A l'internat, sous le regard sourcilleux de frère M., il fallait bien que je trouve une occupation, un loisir, que je pourrais pratiquer au détriment de mes devoirs mais qui ne me vaudrait aucune remontrance. Je ne sais comment la solution se présenta ; elle fut sans doute immédiatement évidente. Au fond de la salle, il y avait une petite bibliothèque. J'avais déjà consommé « la case de l'oncle Tom », « les lettres de mon moulin », les Pagnol, tous les « Signes de piste » et les souvenirs de madame de Sévigné, les soirs au dortoir ou les mercredis après-midi. Il restait la Bible. J'ai dû d'abord l'ouvrir par curiosité, conscient tout de même du manège de frère M., qui circulait entre nos rangs studieux. Il dut lever un sourcil, sourire peut-être, reprendre sa déambulation, le cœur bousculé par quelque certitude. J'étais bien sûr le seul à lire la Bible. Chaque soir, toute la semaine, toute l'année, j'ai lu tout l'ancien testament, avec un sérieux de théologien. Aucun besoin de révision, de travail, de rattrapage en  mathématique, en physique, en tout, en rien. Une paix royale. Il me suffisait d'ouvrir le Livre, et frère M. passait en souriant. Je n'ai pas fait, croyez-moi, semblant de lire ; je me régalais. Page après page, je découvrais le montage hallucinant, que, coutumier de la fiction, averti des ressorts de la dramaturgie, de la fabrication des héros, des artifices de la construction des récits, je connaissais pour les pratiquer constamment. Je voyais, à travers la solennité biblique, les écrivains au travail, les fabricants de récits à la tâche, je sentais la sueur des fonctionnaires commandités, et pas toujours adroits, d'ailleurs. Dans le souffle du récit, je vis nettement, mais quel âge avais-je ?, les maladresses concernant le héros principal : Dieu. Personnage raté, indécis, branlant, capricieux, adouci ou furieux, injuste toujours. Un imbécile pris au piège de ses propres décisions, les exemples abondent. Il n'y a rien de tel qu'une lecture assidue des textes religieux pour, sinon devenir athée, en tout cas, deviner l'entreprise de fiction sous l'œuvre monumentale et intimidante, l'humain sous le canonique et par là, leur dénier une quelconque transmission divine. Le doute commence par là. A la fin de l'année, j'abordais le nouveau testament, nettement moins rigolo que l'ancien, et déjà enseigné au catéchisme. J'arrêtais là. Les cours s'étiolaient dans une bénévolence de début d'été, les martinets se croisaient dans le ciel, les vacances approchaient. On m'annonça d'autres décisions quant à mon avenir qui, de toute façon, ne m'appartenait plus depuis longtemps. Mais ce fut sûrement l'année où j'avais appris la chose la plus intéressante de ma carrière d'élève. Penser par moi-même.