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  • Incipit

    Pour le petit garçon que j'étais, tout se configurait je crois à partir de ma seule existence, et j'étais le point d'accrétion autour de quoi étaient organisés la matière et le temps. Le reste m'était incompréhensible et stagnait dans l'indéfinissable. Il me semble que Roanne se résumait initialement à notre chambre, à la vue depuis la fenêtre, et au trajet vers l'école dans quelques rues. Quelques rues, empruntées à pieds toujours et regardées avec la myopie de l'enfance : les trottoirs de ciment ou de terre battue, les rues goudronnées, les pavages fragmentaires, les façades limitées au rez-de-chaussée, des carrefours examinés gauche et droite pour la seule intelligence du danger automobile, soit un champ de vision réduit à peut-être une douzaine de mètres autour de nous et à trois mètres au dessus des visières de nos casquettes de cuir. On ne saurait donc parler de ville, même pas de quartier. En dehors de notre maison, les bâtiments étaient sans épaisseur, leurs verticales à côté de nous n'étaient guère plus tangibles que les maisons de carton que mon père découpait dans une boîte à chaussures, portes et fenêtres dont un côté préservé formait charnière, juste assez grandes pour que nos soldats de plastique puissent s'y pencher et jouer les drames de nos récits (le nous que j'emploie ici convoque mon frère dans ces souvenirs, mais nous ne les avons partagés qu'un temps, et je suis bien sûr qu'il devina précocement les niches derrière les murs, la complexité du monde au bout des perspectives. Contrairement à moi qui ne voyais partout qu'un songe plaqué sur l'écran du monde, il a sans doute saisi très vite que les bâtiments n'étaient pas des simulacres de carton et que les drames qui s'y nouaient n'impliquaient pas des figurines réduites à la préhension des jeux mais bien de massifs individus, plusieurs fois hauts comme nous, et dont les voix roulaient des foudres).
    Cette exiguïté de perception eut un effet curieux mais durable : elle engendra une exploration obstinée du sol. Car l'espace ne me fut d'abord sensible que par le déroulement du trottoir sous les pas. Cette habitude de gosse timide est devenue plus tard manie de chasseur de fossiles amateur : déambuler, regard collé à mes pointes de souliers. Et m'extasier de ces inventions du hasard,  célébrées par Vinci. Incidemment, des images s'animaient sous mes pieds. L'image d'une silhouette notamment, dessinée par une flaque de ciment au détour d'un trottoir, me hante depuis cette époque où j'empruntais la rue Émile Zola pour rejoindre la rue des Écoles. La perfection. L'exacte silhouette d'une gitane. Celle des paquets de cigarettes de mon grand-père maternel. La même cambrure, le geste de danse flamenca et l'ondulation de la chevelure cascadant jusqu'aux reins. Je ne me lassais jamais de son apparition, m'étonnais à chaque fois que cette forme, indiscutablement accidentelle, fut si proche d'un dessin maîtrisé, fruit de la volonté humaine. Elle est restée des années, rapiéçage de trottoir, fine découpe monochrome, jusqu'à ce que l'état du revêtement soit tel qu'il nécessite une réfection complète. Je me suis souvent demandé si les ouvriers d'alors avaient perçu le miracle dans cette apparition. Et s'ils avaient eu quelque regret en l'effaçant, d'un épais coup de taloche. Un peu plus haut, là où mon regard portait sans effort, s'ébauchaient d'autres étonnements. Les publicités peintes directement aux murs produisaient les rares événements colorés d'un univers majoritairement gris. Il y avait un homme en robe de chambre bleue, levant le coude pour absorber je ne sais quelle panacée, et ailleurs une ménagère stylisée en chignon et blouse à carreaux verts et noirs (une figure connue des vieux Roannais : la « Toinette » personnage publicitaire de la blanchisserie Bourlière ; sorte d'ancêtre de la mère Denis). En dehors des vitrines de magasins, il faut se souvenir de la rareté et de la préciosité de la couleur dans notre monde. Rues, façades, vêtements, télévision, livres, véhicules même ; l'environnement s'inscrivait pour nous dans une gamme qui allait des peaux sans hâle aux tapisseries marron. La couleur était le domaine du futile et du luxe. A l'exception notable des parterres de fleurs où les jardiniers de la Ville (dont mon père) s'échinaient à reproduire la légion d'honneur, des variations du Renaison selon les bains des teintureries qui empoisonnaient ses eaux (rose, rouge, bleu), et des grands panneaux qui décrivaient pour les petits écoliers des batailles exotiques ou l'assassinat d'Henri IV, la couleur nous a été enseignée par la publicité. Je parle d'une ville ouvrière de province des années 70. J'évoque une enfance longue à vivre, où tout se concentre sur quelque huit années – avant les premiers pas de l'homme sur la lune, si l'on veut un repère universel. Malgré l'irruption des orange de l'électroménager, l'opulence des verts et des jaunes acides des accessoires décoratifs, je l'affirme, notre monde était gris.

     

     

    "J'habitais Roanne". Thoba's éditions, 2011. Extrait.