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  • Zuzu

    Vendredi, j'apprenais la mort de Serge Zuliani. Zuliani est un peintre roannais dont la puissance picturale a été marquante pour ceux qui ont eu la chance d'y être confrontés. Car on était confronté à un tableau de Zuliani, il n'y avait guère de pacte possible. Ses toiles parfois immenses ne cessaient de manifester colère et étonnement face aux grands crimes barbares, génocide indien, erreurs judiciaires, dictatures sanglantes... De grands hurleurs érigeaient leur silhouette sur un écran éclaboussé de sang, des visages amérindiens occupaient des formats carrés énormes de leurs faces puissantes et austères.  J'ai vu craquer un banquier, en Allemagne, à cause d'un de ces féroces tableaux. Nous avions installé une des versions des « dictateurs » en face du bureau du malheureux employé qui nous supplia, après une journée, de déplacer ce cauchemar éveillé. Après un voyage de jeunesse aux Etats-Unis, Serge Zuliani avait peint les déserts américains, était tombé amoureux de ces peuples, n'a sans doute jamais cessé de frémir de l'injustice qui leur avait été faite et se poursuivrait toujours.
    Nous l'avons connu massif, puissant, mains énormes, bras noueux, visage plié de rage ou de rire. Nous l'avons vu vieillir. Mon retrait de Roanne, mon éloignement de ce milieu, involontaire, m'ont au moins permis de ne pas le voir exagérément maigrir et se désoler.
    Quelques œuvres de Zuliani sommeillent dans les réserves du musée de sa ville, mais ce sont des dessins et des peintures mineures et, si plusieurs collectionneurs ont, un temps, adhéré à la force de ses représentations inconsolables et lui ont permis de vivre son art pendant de nombreuses années, ils se sont lassés de l'acheter et leur engouement n'a pas été suffisamment relayé. Cependant, lui était sans faiblesse, sans détours et, si certaines périodes l'ont amené à dessiner des processions de femmes Felliniennes, son travail brut et violent, disons conscient, n'a pas séduit au delà de quelques passionnés. Il est resté un artiste confidentiel, pour le reste du monde. La veille de son décès brutal à plus de 80 ans, il confiait à un ami : « Tout le monde m'a oublié, je n'existe plus. » Cette lassitude a fini par l'emporter, avec la même absence de pitié que la maladie.
    Je n'étais pas au courant, j'ai su trop tard, il a été enterré hier, samedi, je ne sais ni où ni à quelle heure. Je n'ai donc pas pu témoigner, comme on dit, je l'aurais fait, je crois. Mais il y a un avantage à ce manquement : c'est que je ne parviens pas à me l'imaginer sous la forme d'un cadavre enfermé dans une boîte. C'est impossible, il était trop grand et trop fort pour ce misérable confinement.

    Il y a une cinquantaine d'années, il habitait au quatrième étage d'un immeuble. Du balcon, il laissait descendre et reposer au sol un seau plein de sable attaché à une ficelle, et la ficelle, fichée dans un manche court qu'il tenait entre ses mains. Ensuite, de là haut, chaque jour, il faisait remonter le seau en tournant le manche entre ses mains. La ficelle s'enroulait sur le manche. Le seau remontait. Quatre étages. Un seau plein de sable. A la force des poignets. Et bien voilà, la peinture de Zuzu avait cette puissance-là.

     

    (NB : inutile de chercher sur le net, vous ne trouverez aucune image. Il faut me croire sur parole)