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  • Le feuilleton de l'été

    Pieds nus sur les ronces - 1

         Du livre, surgit l'image d'un train. L'histoire qui commençait avec ce train. Le train grattait la nuit, filait couinant long sur la couture des rails. Il allait comme hier sans doute et toujours au même pareil, il allait mais il allait comme on décampe, la mort aux trousses, allait mais semblait fuir. À l'autre bout des rails, au cul, là-bas, des flammes grimpaient jusqu'aux étoiles. Par les vitres de la cabine, Syrrha regardait l'incendie couché sur la moitié de l'horizon. Ça faisait un coup de sabre dans les ténèbres, peau noire fendue sur des entrailles rouges. Dans les gares traversées, le train stoppait dans un cri fer contre fer – comme hier sans doute mais plus au même pareil : longtemps, trop longtemps – des réfugiés s'agglutinaient contre les portes, ça se tassait, ça gueulait, ça pleurait, l'angoisse poussait des remugles sous les narines. On avait d'abord accepté d'accueillir les fugitifs venus des régions les plus touchées et puis, le danger s'éloignant, la blessure au ventre de l'horizon là-bas réduite et mesurable d'une main, on repoussait à présent les foules épouvantées qui tentaient de se sauver du désastre – d'abord de la peur du désastre, de la peur panique que le feu déborde la blessure. Un service d'ordre contenait la cohue, des officiers hurlaient des consignes, les populations bâtées et sales – pas comme celles des premières villes, d'ocre et de fumée enduites, non : sales de frousse, bâtées de fringues jetées sur les épaules, de bouffe et d'objets pris en hâte – fonçaient en rugissant contre des barrières montées vite, ou contre des rangées d'uniformes. Depuis l'abri des voitures bondées, on voyait cette crue enfler, compacte, s'écraser contre les obstacles et refluer, toujours menaçante. Dans les gares suivantes le train ne s'arrêta plus du tout, les vitres crasseuses passaient devant des faces gommées par la vitesse.
        Syrrha était debout contre une fenêtre, parmi les hommes et les femmes muets de fatigue. Elle avait laissé sa place à un couple et leur nourrisson. Ils avaient eu des mots de reconnaissance, mais pas un sourire. À bout, à peine capables de parler, ils s'étaient effondrés sur la banquette. La femme son bébé contre elle, avait eu encore la force de vérifier l'agencement des couvertures autour du petit corps, et tous trois, créatures apeurées mimétiques, couleurs et odeurs d'exode prises au peuple du wagon, étaient tombés immédiatement dans le sommeil, soudés les uns aux autres. Et tout le peuple du wagon échangeait des regards insondables. Le train roulait, l'humanité serrée entre les plis de son armure, échappée hors d'haleine. Le train roulait. L'éclat de l'incendie s'affaiblissait là-bas, la plaie paraissait refermée ; on cherchait à le croire. Et puis le jour s'annonça sur le flanc opposé de la terre ; une autre clarté, pâle et limpide, qui redonnait espoir, et le train se précipitait vers ce sourire. À présent, les quais aperçus étaient déserts dans l'aube, les rues qu'on discernait n'étaient plus engorgées de panique. Une vie tranquille les animait. La catastrophe était loin. À l'arrêt suivant, les voitures se vidèrent d'un coup, sur un élan sans mot d'ordre, une décision tacite d'en finir là, aussi brusque et primitive que la peur qui avait aspiré cette foule quelques heures plus tôt. Ils descendirent, hébétés d'être si loin de chez eux, stupides à se demander, maintenant que le danger était passé, où aller, à qui s'adresser, que faire ? Syrrha n'était pas encore arrivée à destination et elle put s'asseoir à nouveau. Elle était éprouvée par l'accablement général dont elle avait été témoin et les heures passées debout, jambes engourdies par les spasmes du rail. Elle s'endormit jusqu'au terminus.