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  • Le feuilleton de l'été

    Pieds nus sur les ronces - 12

     

       Côté écriture, le calme plat. J'en ai un peu marre de tenter de m'échapper du modèle fantomatique de Terret ou de m'en rapprocher, de tergiverser avec tout ce bagage déjà remâché d'une certaine façon et qui me paraît mort, de repêcher parmi mes personnages celui qui saurait inspirer une nouvelle histoire. Pas besoin d'histoire, je me dis parfois, adoptant le mode célinien : si vous voulez des histoires, lisez le journal. Pas besoin d'histoire, mon premier roman était une exploration de (bref, je ne vais pas me raconter à moi-même le sujet de mon premier roman, tout de même). Mais bon, une narration, pour conduire l'exercice formel, la verve, lui donner une colonne vertébrale. Et puis, c’est vrai, ils s'y sont tous essayé, n'empêche, qu'on le veuille ou non, au bout du compte, on raconte bien quelque chose. Impossible de faire autrement, en réalité. Parce que nos cerveaux ont ce besoin de mettre les événements ou les non-événements dans un ordre, si possible chronologique, la causalité, la résolution, ce sont des caractères inscrits dans nos gènes. C’est plus ancien que le principe de l'écriture et de la lecture. L'écriture c’est, quoi, 4000 ans ? la lecture, la propagation de la lecture, sa démocratisation relative, très relative, c'est 2000 ans, guère plus. Des pratiques qui n'ont pas eu le temps de modifier profondément nos atavismes. Trop récent. C'est même miraculeux, à bien y penser, qu'on sache si bien lire, produire de l'écriture aussi sophistiquée, alors que c'est un acquis encore tout frais pour la machine humaine. Tandis que le concept de la résolution, les effets et les causes, l'appréhension de la séquence du temps, le télos, je suppose que c'est inscrit en nous avec la peur de la nuit et l'émerveillement de l'aube. Combien d'aubes depuis le début de l'humanité ? Et on est toujours à s'extasier que le jour revienne. Ce qui me fait dire qu'on n'en a pas fini avec le besoin universel que survienne un événement, que se conclue une narration, que les comptes soient soldés à chaque fin de livre. On n'y échappe pas ; il y a un déroulement et des faits. Mais surtout, il faut retenir que c'est dans les interstices que s'exprime la littérature.
        J'ai vu passer Klevner cet après-midi, il sortait. Je traversais le hall pour reprendre mon ascension vers les étages et vers ma chambre. Je venais de téléphoner à ma mère. Elle me demande comment je vais, s'inquiète. Aurait dû s'inquiéter bien avant, quand mon père me demandait gentiment de le tripoter. Ça me faisait bizarre mais ce n'était pas aussi troublant ou violent qu'on pourrait le croire. Il me parlait doucement, soufflait fort avec ses narines. Ouvrait sa braguette. Je voyais son gros machin vaguement excité, je me demandais surtout comment ça fonctionnait. Enfin, je n'étais pas à l'aise non plus, bien sûr. Il se formait comme une sorte de creux dans le temps, dans les émotions. Quel âge j'avais ? Je ne sais pas pourquoi je reviens là-dessus, moi. C'est du passé. Je vis avec, j'ai appris à vivre avec. Je ne peux pas lui en vouloir éternellement – à ma mère, je veux dire. Elle a réagi, un jour, tout de même. Je sais qu'il y a eu des histoires bien pires. Et beaucoup. Dans toutes les familles, à ce que disent les spécialistes, mais quel contour donnent-ils à une famille ? Bref, j'ai vu sortir Klevner et sans que j'en aie conscience, je me suis retrouvée debout devant la fenêtre, à l'observer. Il marchait tranquille en direction de la grande grille du parc. J'ai fait cette chose folle, ce tour de drame romanesque, qui est de vouloir suivre quelqu'un. Je suis donc sortie à mon tour. Depuis le perron, je le voyais s'éloigner dans l'allée, mains dans les poches, entrant dans l'ombre que fait la voûte des arbres à partir de là. J'ai pris l'escalier. En bas des marches, le gravier a crissé sous mon pas. Ça a percé le silence comme un cri. Klevner s'est retourné, m'a regardée assez longuement et j'ai eu honte. Confuse, je me suis cherchée vite une contenance, j'ai obliqué direction la maison des gardiens. J'ai eu la chance de voir Lucien qui réparait une grosse tondeuse, à peu près dans l'axe nouveau que je prenais. Klevner pouvait ainsi croire que c'était mon objectif au moment où je suis sortie. Il n'a pas pu penser que je m'intéresse assez à lui pour le suivre. Enfin, j'espère, parce qu'il ne s'agit pas de ça, fondamentalement.  J'étais plus excitée par le principe de la filature que par l'idée de surprendre quelque chose d'interdit ou de déceler un aspect de Klevner dont je me fiche éperdument. Lucien m'a vue approcher. Un peu surpris, souriant, il a suspendu son bricolage. Je me trouvais tellement bête, j'ai demandé comment ça allait, si le beau temps pouvait durer. Et j'ai eu droit à une heure de considérations sur le sujet et sur la mécanique des tondeuses, aussi.