Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

  • Le feuilleton de l'été

    Pieds nus sur les ronces - 14

     

    Réception ce soir, Malvoisie est comme saisie par un regain. Le matin, Madame Cruchen m'a demandé si je voulais me joindre aux invités. J'avais envie d'un peu de changement, j'ai accepté bien sûr. Dans l'après-midi, comme je n'arrive toujours qu'à de médiocres ébauches de texte, plutôt que me désoler stérilement à ce constat, j'ai voulu donner un coup de main pour le repas. Je suis allée dans la cuisine où je pensais trouver Mina toute seule à trimer. Elle était là, mais il y avait aussi Arbane Cruchen et Joël Klevner. Le découvrir assis tranquille en train d'éplucher des légumes m'a estomaquée. Cela me semblait l'image la plus incongrue depuis que je suis entrée au château. Il m'a souri gentiment. J'ai souri en retour mais franchement, on dirait qu'il cherche à me déstabiliser à chacune de nos rencontres. J'éprouve toujours de la colère contre lui – et contre moi par ricochet, parce que je n'aime pas me sentir vile. Enfin, je ne l'aime pas, c’est comme ça, une histoire d'atomes crochus, de phéromones, de mauvaises ondes ou tout ce qu'on voudra, le résultat est là. Mina et Arbane s'activaient entre les tables et les fourneaux. J'ai pris sur moi pour faire la paix (enfin c’est idiot, nous ne sommes pas en guerre) et j'ai demandé ce que je pouvais faire. Mina m'a proposé de découper les pommes en tranches fines, pour la tarte. Je sais très bien faire ça. M'occuper l'esprit pendant que Klevner épluchait des légumes que je n'ai pas reconnus, des racines noires recouvertes d'une croûte épaisse, avec des fanes sanguines qui débordaient d'un panier, sur la table. Sûrement un des tubercules bizarres cultivés par Lucien. Je me suis installée en face de lui. Il n'y avait pas d'autre place libre. Je sentais son regard sur moi, quand j'ai levé les yeux, il m'a adressé un sourire tout ce qu'il y a de plus amical. Là encore, désarçonnée. Mon problème est que je le soupçonne tout le temps de me mépriser ou de se moquer de moi. Et oui, en effet, c'est mon problème, pas le sien. Néanmoins, ça ressemblait à un véritable sourire, bienveillant. Il m'a dit : « Que pensez-vous de cet endroit ? » et de peur d'être mal compris, il a ajouté est-ce que Malvoisie vous inspire ? Je n'ai menti qu'à moitié en répondant oui, en disant que n'importe quel écrivain ou artiste ou quoi ne manquerait pas d'être inspiré par un endroit pareil. Il a souri, gentiment je crois. Pourtant, je n'ai pas aimé son sourire, et pourquoi n'ai-je pas aimé son sourire ? parce que je trouvais idiot ce que je venais de dire. Inutile de réfléchir beaucoup pour saisir qu'un endroit fantastique, baroque, unique, n'est pas forcément, pas systématiquement, un facteur d'inspiration. Et puis l'inspiration, n'est-ce pas, qu'est-ce que ça peut bien être ? Un déclic, un moment propice, une humeur ? L'évidence, voilà. Quand on travaille sans chercher l'inspiration, justement, et que tout se met en place. Le contraire d'un mystère. Il m'a dit alors : J'ai lu vos romans. Il a dit cela, comme on dit à une copine : j'ai vu que ta voiture était garée devant la maison. Arbane Cruchen a levé les yeux sur nous, moi j'ai poursuivi mon ouvrage, comme lui qui ne s'était pas arrêté, et alors j'ai rougi. Ah, ce foutu corps et ses trahisons ! comment ai-je pu rougir ? Il me semble que je n'ai pas rougi depuis l'âge de douze ans. J'ai rougi en demandant « tous ? » la voix étranglée et essayant de plaisanter. Oui, il m'a dit, et sur le même ton indifférent : j'ai aimé, ce sont des œuvres sincères. Et puis il a continué de trier ces affreux légumes qui épanchaient un jus noir sur les journaux dépliés. J'ai décidé de saisir la perche tendue, sans m'arrêter sur son appréciation ni sur le fait que je ne la lui avais pas demandée : « Et... je pourrais lire votre travail ? » Il s'est pincé les lèvres, a soupiré, s'est excusé, m'a dit que ça le gênait, qu'il n'était pas prêt, s'est excusé encore pour espérer que sa réticence ne me vexerait pas, que ça n'avait rien de personnel, en fait personne ne lisait sa prose. Cette timidité inattendue m'a étonnée. J'avoue que j'en ai éprouvé de la satisfaction. Ensuite, j'ai pris l'initiative de faire la tarte entièrement, à ma manière. C'est-à-dire sans recette du tout.