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  • Le feuilleton de l'été

    Pieds nus sur les ronces - 16

     

        Arbane et Joël feraient le service. Ils étaient donc assis au plus près de la desserte nappée de blanc, installée plus loin, presque dans l'alignement de la grande table. La desserte formait un autel surligné de deux chandeliers et semblait flotter dans la nuit. Tout le repas y était disposé dans une porcelaine disparate. Syrrha était à la droite d'Alexandre, qui présidait. L'infirmière était à sa gauche. Syrrha était donc face à elle, et son malaise grandissait. À la droite de Syrrha, Marc Antoine et sa femme ; en face, à gauche de l'infirmière, l'homme à la mèche blanche puis la femme rousse et maigre, à côté de Joël. Arbane déplaça ses couverts pour se placer à droite de la femme de Marc Antoine et faire équilibre sur cette longueur de la table. Alexandre tenait son rôle d'hôte avec l'aisance de qui pratique l'exercice depuis toujours. Il s'adressait alternativement à chacun, initiait une conversation entre les invités, relançait, n'oubliait personne. Mais les sujets de conversation étaient allusifs et concernaient des domaines incompréhensibles, Syrrha ne parvenait pas à en saisir les enjeux, à rebondir sur une réflexion, tout lui échappait. Elle se sentait dériver hors de la scène au point qu'elle eut soudain une méchante sensation de flottement, de lévitation, qui lui rappelait d'anciens rites intimes, devant la glace de sa salle de bains. Loin en dessous d'elle, les convives semblaient négocier quelque chose, disputer de choix énigmatiques. Alexandre gloussait, tendait parfois un regard vers elle, un sourire insistant, comme s'il la prenait à partie, réclamait son assentiment. Syrrha était incapable de lui sourire en retour. Elle regrettait d'avoir accepté l'invitation, pensait à sa chambre, avait envie d'écrire, sentait les fourmillements de l'écriture qui électrisait sa nuque. De l'autre côté de la table, l'homme à la mèche blanche fit une plaisanterie dont le sens était manifestement caché à Syrrha, où il était question d'une épreuve appelée L'Examen, mais que tout le monde comprit, et qui déchaîna les rires. La femme rousse déchira le rugissement collectif en émettant un jappement aigu, qui fit rire Arbane. Arbane jappa à son tour, puis tous les invités firent de même. Joël imita le grognement sourd d'un chien qui prévient de son attaque, ce qui redoubla l'hilarité de la tablée. La femme rousse émit une série d'aboiements secs, accompagnés de mouvements de menton, d'un tremblement flasque de ses joues, et les dents, qu'elle avait vilaines, montrées, et chacune de ses imitations était saluée par les gloussements des autres invités. Arbane et Joël déposèrent les premiers plats. Dans une coupe, Syrrha devina les légumes épluchés par Joël. Après cuisson et dépouillés de leur croûte, ils avaient un aspect de sacs luisants, gonflés de sucs prêts à se répandre. Dans l'assiette, ils dégageaient une odeur boisée au milieu de laquelle Syrrha crut reconnaître avec un frisson, un effluve excrémentiel. L'homme à la mèche, de temps à autre, piquait l'épaule de sa femme avec une fourchette, par petits coups répétés, avec un sourire d'enfant polisson, en répétant « allez, aboie ! » et chaque coup porté déclenchait un jappement. Alexandre semblait maintenant complètement absorbé par la présence de l'infirmière. Il avait aux lèvres une de ses chansons sinistres, à peine murmurée mais intelligible pour un auditeur proche. Cela faisait S'il te plaît, caresse-la, ma peau livide et froide... Ce faisant, il posait sa main sur la sienne, souvent, la tapotait comme pour la rassurer. Chaque fois, cela distrayait la jeune femme de son repas qu'elle engloutissait avec un appétit d'ogresse, et elle répondait au geste de sollicitude du vieillard par une mimique attendrie, reconnaissante. « Vous n'êtes pas nerveuse ? » lui dit-il, elle sourit et répondit Je devrais ? avant d'ajouter pas du tout. Alexandre dodelina en saisissant le poignet de l'invitée et dans un frisson soupira ma chère, ma chère... puis il se passa la main sur la bouche, bouche béante, pleine de salive cueillie aux doigts, un geste qui révulsa Syrrha. Elle eut comme un choc électrique et se dressa d'un coup, dans l'indifférence générale. Arbane seule perçut son geste ou ce fut une coïncidence. Debout, elle lança par dessus les conversations un appel à Syrrha. Elle lui demanda de l'aider à apporter les plats suivants. Joël était occupé à piquer l'épaule gauche de la femme rousse pour qu'elle aboie. Il félicitait l'homme à la mèche en disant que sa femme était une bonne petite chienne. Syrrha rejoignit madame Cruchen dans un état somnambule et elles se dirigèrent vers la desserte. Sur la nappe, les plats sales étaient empilés sur le côté et il fallait apporter les plateaux chargés de viande froide. C'étaient des tranches crues, épaisses, vernies de sang. En soulevant le plat que lui désignait Arbane, Syrrha leva les yeux et discerna plus loin contre un mur, dans l'obscurité, les saillies verticales et l'angle supérieur de ce qui semblait être une cage de fer. Elle crut entendre remuer, et qu'une silhouette ramassée cherchait à attirer son attention en gémissant. Il y eut un bruit de frottement et de métal, des entraves qu'on soulève, une forte odeur de litière remuée, et tout bascula dans la nuit.