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  • Le feuilleton de l'été

    Pieds nus sur les ronces - 19

     

      Comment faire avec ce type ? Je ne m'en sors pas. Je suis complexée sans raison face à lui, alors je suis agressive et, quelle que soit sa réaction, il me vexe. De façon disproportionnée, je le sais bien. Il faut que je me raisonne. À me lire, on pourrait imaginer que je suis amoureuse et dépitée qu'il me considère avec une telle légèreté. S'il s'agit de blessure narcissique, ce que je veux bien croire, je sais que je ne tente pas pour autant de me cacher un amour inavoué. Je ne lui trouve pas de charme, même pas de séduction vénéneuse, je n'éprouve pas en l'observant de fascination destructrice. Je n'ai d'ailleurs jamais eu d'attirance pour les mauvais garçons, les petits rebelles. Ils me paraissent toujours naïfs et peu intelligents, avides de conformité en vérité, jaloux de celle des autres. Lui n'en est même pas là, il est fade, il ne m'inspire rien. Non, pas rien, hélas : une indignation infatigable. Pourquoi un tel ressentiment, pourquoi tant d'intérêt s'il m'est aussi indifférent que je le dis ? Je crois que je voudrais savoir ce qu'il écrit, en avoir le cœur net. Voici ce qui me manque, ce qui me hante : la découverte de son écriture. J'ai tenté une approche à ce sujet, mais j'étais nerveuse, encombrée aussi qu'il soit là, je voulais être seule à ce moment précis, en bas de l'escalier. Il a parlé de Simenon, je ne sais plus pourquoi, j'en ai profité pour apprendre que Klevner écrivait des romans et quand j'ai voulu aller plus loin, comme une imbécile, j'ai lancé que je m'étais remise à écrire, j'ai dit ça comme si je fanfaronnais ou que je ne souffrais pas de me voir diminuée par rapport à un mérite plus grand qu'il aurait, il m'a rétorqué : « Si c’est important pour vous, ma foi... » ou quelque chose de ce genre. Là, je me suis énervée. Je me suis emportée, je lui ai dit : « oui, c’est important, et pas seulement pour moi. J'ai une commande figurez-vous, je ne vis pas dans un ciel des idées où l'on écrit à l'abri du besoin, sans contact avec la vraie vie, sans se soucier d'un lectorat ou d'un éditeur, j'ai une commande à honorer, un délai, des lecteurs qui attendent. Et mon travail est reconnu, appelle une certaine exigence qui implique une qualité, un apport. Oui, c’est important. » Et à mon agacement visible, Klevner a répondu Je vois ce que vous voulez dire. Je ne m'attendais pas à ça. Quoi ? Vous voyez ? Mais y'a rien à voir ! J'étais soufflée. Il m'a dit ensuite : « Vous êtes une extraterrestre pour moi », ce qui a désamorcé ma colère tellement c'était saugrenu. Une extraterrestre, quoi, une extraterrestre ? vous ne comprenez rien à ce que je vous dis, à ce que je fais, vous êtes à ce point éloigné des créatures de ce bas monde ? Vous avez chaud dans votre tour d'ivoire ? Vous savez ce qui se passe dehors ? Vous voyez – je lui ai démontré ça – vous voyez je lui ai dit, je ne sais pas quel genre de roman vous écrivez, sincèrement je suis intriguée oui, j'aimerais savoir, j'aimerais me rendre compte, mais voilà : fermé ici, je suis certaine que vous ne pouvez rien dire du monde qui vous entoure, et dans ce cas, si on ne dit rien du monde, quel est l'intérêt d'écrire ? En plus, ne pas être lu, ne pas vouloir être lu, quel est l'intérêt de créer sans partage ? Et il m'a dit gentiment – oui, gentiment – avec une expression étonnée, dépourvue d'ironie : « Mais quel est l'intérêt d'être lu ? », j'ai vite répliqué que si les  auteurs que nous aimons, modestes ou majeurs, s'étaient dit ça, ils nous auraient privé de beaux moments mais simultanément, une pensée en moi ravalait cette belle assurance (car c'est un orgueil fou de comparer ainsi son importance, une vanité identique à celle qui, finalement, ne vous retient pas de proposer un texte à l'édition). J'admets qu'il a touché juste. J'écris, c’est ma joie et ma malédiction, ma fonction ma souffrance, mon bonheur ma plaie, j'écris et je tremble toujours d'être lue. Je repense souvent à ma mère alors, elle qui a écrit des années, a essayé de se faire publier et a constamment échoué, elle qui était jalouse que mon premier roman soit édité l'année de mes vingt ans. Jalouse et atterrée, je racontais tout, j'ai tenté de la détruire, de démolir ce passé, sa négligence, sa couardise, par fiction interposée, et ce n'était qu'un début, j'ai refouillé le sillon depuis, j'ai appuyé là où ça fait mal. Je digresse, ce n'est pas vraiment le sujet. Le sujet c'est : pourquoi et pour qui écrire ? Et pourquoi, alors qu'on n'a même pas encore résolu ce problème initial, met-on tant d'énergie et d'indécence à être lu ?