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  • Le feuilleton de l'été

    Pieds nus sur les ronces - 22

     

           Et dans l'obscurité, Syrrha immobile et indécise. Les sons là-bas ne se déplaçaient pas. Au moins, on ne venait pas dans sa direction. Elle tentait de se raisonner, mais l'incongruité de sa présence ici lui faisait imaginer, si on la surprenait là, l'embarras qui serait le sien. Une humiliation qu'elle espérait bien s'épargner. Elle se savait incapable de dire les choses avec humour et simplicité, comme elles l'auraient méritées « je suis nulle, vraiment, j'ai eu envie d'explorer l'étage, et me voici toute bête, en train de me cacher comme une petite fille », de prendre tout cela avec distance. Elle se calma en pensant que ce devait être Mina ou Lucien, en train de ranger quelque chose. Le courant passait bien entre eux, elle pourrait se permettre de les saluer. Elle avait d'ailleurs confié à Lucien son envie d'explorer le grenier, pourquoi pas un étage ? Elle ne faisait rien de mal. Syrrha commença à s'apaiser, elle serrait dans son poing moite le calepin où elle notait la disposition des lieux. Au besoin, elle pouvait le montrer : « J'explore, c’est pour mon roman, je prends des notes ». C'était vrai. Aucun problème au fond. La voix alors s'éleva sur un éclat plus net. Soulagée, Syrrha reconnut le timbre de Mina. Elle s'avança dans l'ombre sans plus de précaution en l'appelant : « Mina, c’est vous ? » sans provoquer de réponse. L'obscurité générait une rumeur compacte, enveloppante, qui neutralisait jusqu'aux formes et aux odeurs. Elle n'entendait plus la voix, aucun mot même confus, mais toujours ces frottements légers, un tissu qu'on manipule, peut-être un crissement métallique, une torsion. Puis il y eut un gémissement, un silence, et une sorte d'appel sourd. Syrrah suspendit son pas : « Mina ? » Cœur battant, mâchoire paralysée, haletante, elle cessa de bouger, maintenant que ses yeux s'étaient habitués à l'obscurité, elle devina face à elle le rectangle grisâtre d'une porte, ouverte sur le couloir à l'inverse des précédentes qui basculaient à l'intérieur des pièces, créant ainsi une rupture dans la perspective. Et sur cet écran incertain, se devinait à présent une ombre portée à peine plus dense, projetée ensuite sur la lie des murs et du sol par une source débile depuis un renfoncement dont Syrrha ne pouvait encore rien savoir. Elle avança dans un état de fascination, comme dépouillée de chair, manipulée et poussée vers l'avant par une force magnétique. Mina ? Elle cria Mina cette fois, ressentit un horrible frisson en réalisant que personne ne lui répondait mais que quelqu'un était là, là, à quelques mètres à peine, dans la pièce, la pièce maintenant qu'elle allait découvrir, puisque d'un pas elle franchissait l'axe de la porte, se trouvait face à l'ouverture. Mina ? Il n'y avait rien. La pièce était vide, mais une lucarne sale donnait un peu de clarté. Un rouleau de carton posé contre la vitre projetait la silhouette qui l'avait abusée. Cependant, les bruits ? Car elle entendait toujours ce qu'elle pouvait déterminer maintenant comme un échange entre deux ou peut-être trois personnes. Elle n'était plus si certaine de reconnaître la voix de Mina mais il s'agissait de tessitures féminines. La discussion s'était apparemment apaisée et les échanges étaient moins nets, elle avait plus de mal à les percevoir. Certains bruits, des craquements, un meuble qu'on traîne, traversaient l'obstacle de la cloison. C'était là, tout près. Un autre appartement sans doute. D'autres résidents ? Elle songea enfin qu'elle ignorait où habitait Arbane. Mentalement, elle recoupa sa reconnaissance des lieux avec son plan de l'étage inférieur. Elle supposa se trouver au delà du croisement du fût et de la traverse du T, l'amorce du montant de la croix que la rotonde interrompait, à l'étage en dessous. Ici, le couloir se poursuivait une dizaine de mètres, puis il était muré. Elle s'apprêtait à rebrousser chemin quand une voix de femme perça nettement le mur, c'était un cri excédé, les mots étaient clairs à présent « Tu me fais chier, tu me fais chier, je vais te tuer hein, je vais te tuer ! » C'était la voix d'Arbane, sans nul doute. L'autre voix, féminine aussi, gémit tandis qu'Arbane continuait de déverser sa haine, le gémissement devint pleurs et hoquet, Arbane hurlait, et une autre voix encore, encore une voix de femme, s'interposait « Arrête, arrête ! », et Arbane stoppa en effet, ne subsista que le gémissement, la plainte angoissante. Maintenant, les phrases étaient éteintes, à nouveau murées derrière la cloison, diluées. Diluées mais tenaces dans le souvenir de Syrrha, des paroles de larmes et de soulagement après la peur, quand la gorge serrée n'en peut plus, serre à étouffer, qu'on croit mourir asphyxiée de trop de chagrin. Elle avait reconnu les cris des chambres et des cuisines, des soirs domestiques où les malheurs se traitent à l'intime, entre adversaires redevenus complices pour que personne ne sache. Le corps de Syrrha malgré elle bascula vers l'avant, vers la scène, comme à travers les ondes malpropres du miroir de son enfance, au creux de la face qui s'étonnait de vivre, elle bascula et se sentit soudain refluer dans le noir, aspirée en arrière dans le couloir et revenir précipitée sur des rails à la vitesse d'un météore au seuil de sa chambre à travers la cloison. Dans la chambre, mais aussi devant la porte au dessus, dehors, sur le seuil à écouter les cris, dans la chambre sur le lit à penser cet instant, dehors à perdre haleine, percutée par les « je vais te tuer » d'Arbane, dans la chambre, recluse, apeurée, indécise. Dehors, dedans.