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  • Les Nefs de Pangée - L'interview

    "(...) ce qui importe, c’est la façon dont ces récits sont fixés et transmis. Le problème devient aigu quand il s’agit de se demander à qui sont destinés les récits d’un monde qui ne laisse pas d’héritiers... C’est l’horrible questionnement d’un des personnages essentiels du roman : Hammassi, la conteuse, quand il s’agit de boucler la légende. Pour qui écrire et pour quoi écrire ? Tous les auteurs aujourd’hui, qui perçoivent que leurs textes n’auront aucune postérité, sont confrontés à la vanité de leur entreprise."

    Interview assez complète, plutôt riche. Les très bonnes questions de ACTU-SF et mes réponses, aussi claires que possible.

  • Le feuilleton de l'été

    Pieds nus sur les ronces - 26

    La journée passée, il revint à Syrrha une pensée qui l'avait traversée lorsqu'Alexandre avait avoué que son père avait vendu les tableaux. M. Cot avait-il des enfants ? Dans le prolongement de cette question, Syrrha tournait et retournait l'idée que Joël pourrait avoir été adopté légalement par Alexandre et donc être l'héritier de Malvoisie. Elle voulut s'en ouvrir auprès de Lucien et de Mina mais les débusqua tardivement, complètement absorbés par un arrivage énorme de victuailles et de bouteilles de vin. Elle croisa Arbane, elles discutèrent agréablement de choses et d'autres, mais elle n'eut pas les mots pour aborder la question. Dans la nuit, la mesquinerie de l'idée lui apparut entièrement et la retint de dormir un temps qu'elle crut ne jamais voir finir. Elle s'imaginait poser la question à table, elle imaginait la surprise d'Alexandre, celle de Joël ou d'Arbane. Elle voyait la scène se dérouler dans son demi-sommeil, cela se passait dans la salle à manger, elle posait cette fichue question de la façon la plus naturelle qui soit mais les gestes des convives s'arrêtaient, les visages échappaient à leurs contours habituels, il lui semblait qu'elle devait reprendre la question, et être contrainte de l'énoncer encore redoublait sa honte. Elle écoutait les réponses, les unes et les autres reprises en boucle dans l'insomnie, fondues à l'obscurité mais se frayant un passage pour lui parvenir avec netteté : « Pourquoi demandez-vous cela ? » Elle s'imaginait bredouillant, mal à l'aise. Quelle raison avait-elle d'être aussi indiscrète ? Que pouvait bien lui faire le statut familial des uns ou des autres ? Elle n'était pas là pour ça. Son éditeur faisait irruption dans la scène, imposait sa présence, la considérait avec sévérité. Cette enquête n'avait rien à voir avec la tâche qu'elle devait accomplir ici. Au fait, où en était-elle ? La scène recommençait, elle posait la question de toutes les manières croyait-elle mais toujours les mêmes mots revenaient à ses lèvres, les visages médusés de plus en plus désamarrés de leur aspect diurne se délitaient dans la nuit tandis que les réponses offusquées lui parvenaient cependant que ses arguments pour expliquer sa curiosité devenaient plus pertinents, plus crédibles, mais toujours, alors qu'elle était presque parvenue à convaincre, l'éditeur intervenait pour la rappeler sèchement à son devoir d'écrivain. Elle abandonnait, tentait de se concentrer sur autre chose, sur son roman, sur l'écriture, sur l'idée d'écrire mais très vite la scène construite par son imagination revenait, prenait texture et puissance, jouait l'éternel dialogue à la façon d'un disque rayé, c'était insupportable, penser à autre chose, mais la voici à nouveau, elle posait la question, les convives la fixaient d'abord silencieusement, plus ou moins nombreux à chaque représentation, puis leurs réponses se déversaient d'un coup, et elle cherchait une bonne raison pour avoir posé cette question, puis tout recommençait. Une démangeaison infernale. Syrrha finit par se lever. L'atmosphère dans sa chambre était lourde, la fenêtre ouverte n'apportait pas de fraîcheur. Il n'était pas vingt-trois heures. Sans doute, peu de résidents dormaient-ils à cette heure. Si elle descendait, elle rencontrerait forcément l'un d'eux. Il lui fallait une présence, quelqu'un à qui parler d'autre chose. Se débarrasser de cette écharde insignifiante qui ruinait son sommeil.
        Elle emprunta l'escalier, fit le trajet jusqu'au hall en notant combien tout cela lui était devenu si rapidement coutumier et comment les distances variaient en fonction de son humeur. Au bas des marches, pieds nus au bon contact froid du marbre, elle perçut le vrombissement caractéristique du fauteuil roulant d'Alexandre. Il jaillit du couloir comme un diable de sa boîte. Le vieillard était en pyjama et sa machine était lancée à toute vitesse à travers le hall démesuré. « Suivez-moi » dit-il à Syrrha et d'ailleurs toute la maisonnée le suivait, accélérait le pas pour rester au plus près. Arbane en chemise de nuit, Joël en débardeur et en short. Il avait un air égaré, cheveux en bataille. Syrrha pensa qu'il venait d'être réveillé en sursaut. Elle aurait dû le voir dans l'escalier, descendre devant elle. Et puis elle comprit qu'il venait de la bibliothèque et qu'il s'était assoupi sur ses cahiers. « Que se passe-t-il ? » mais personne ne répondit à Syrrha. Le groupe se resserra autour d'Alexandre quand il stoppa sa machine devant une fenêtre, une des hautes fenêtres qui donnent sur l'allée centrale. Elle était avec eux, inquiète de leur silence et surtout de la peur qui suintait de chaque geste. Arbane tira le rideau qui masquait la fenêtre et un halo de couleur rouille les enveloppa aussitôt. Ils étaient figés, Alexandre bredouilla quelque chose, une parole navrée. Là-bas, mais très loin, aux limites invisibles de l'horizon, une lueur rousse mouillait le ciel depuis la terre, montait au ralenti dans les ténèbres sans toutefois les repousser, les imbibait à la manière d'une argile rouge diluée dans une flaque noire. Joël hochait la tête, il acquiesçait à une question posée à l'intime depuis longtemps. C'était loin. Malvoisie était hors d'atteinte. Syrrha suffoquait, elle espérait une phrase de réconfort. Arbane lâcha : « nous y voici » et ce fut comme une gifle. Indignée, effrayée, Syrrha cria plus aigu et plus fort qu'elle aurait voulu : « Pourquoi dites-vous ça ? » Arbane la considéra, interloquée, « allons... » lui dit-elle pour l'apaiser, mais Syrrha s'énervait, les larmes montaient : « Mais ça ne va plus, ici, ma parole, vous êtes tous cinglés, hein ? » Les flammes paraissaient s'épuiser puis un regain soudain les envoyait à l'assaut de la nuit. Arbane tenta de saisir son bras « Calmez-vous, Syrrha, voyons, nous n'avons rien à craindre pour l'instant. » Pour l'instant ? Combien on est ici, hein ? Je veux dire : il y a combien de personnes dans ce foutu château, à attendre que l'incendie les dévore ? Et vous restez là derrière la fenêtre, tranquilles, à vous dire que de toute façon... Nous y voici ! Nous y sommes, c'est ça ? Alors c'est comme ça, juste : Nous y voici et puis hop, l'incendie et on se fout du reste ? Arbane conservait un calme effrayant : « Vous ne savez plus ce que vous dites, il ne faut pas avoir peur. » Syrrha croisa les bras, les serra fort contre elle pour comprimer des sanglots qui la secouaient, imposer qu'ils restent confinés au fond de sa poitrine. Elle retint sa respiration, se contint, remisa par la force toutes les larmes et les peurs, le vertige qui la saisissait parfois dans ces moments critiques, l'énervement qui déformait les choses, elle hocha la tête plusieurs fois brusquement et ravala ses larmes. Joël s'était approché d'elle, compatissant et sincère, il ne pouvait rien dire, mais son regard avait assez de bienveillance pour nourrir le courage de Syrrha. Elle aussi muette, fit signe de l'excuser, qu'elle se calmait. Alexandre désigna des nuances perceptibles au cœur du halo, ça va tourner, ce n'est pas encore pour nous. Il y aura un répit. « De toutes façons... » commença Joël sur un ton sinistre, mais sa phrase resta en suspens.