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       Elle abordait un paysage étonnamment verdoyant. À perte de vue, des collines couvertes d'herbe neuve, d'arbrisseaux, de hampes bourgeonnantes inclinées sous la pluie et, dans les fonds, le triomphe indiscuté des renouées, regroupées en massifs impénétrables, clapotant sous le martèlement des gouttes. Elle comprit qu'elle croisait la trajectoire d'anciens grands incendies que des essences pionnières tentaient de reconquérir. Au cours de son errance, elle avait caboté le long de régions contaminées où la vie ne reviendrait jamais. Ici, comme c'était le cas parfois, la terre n'avait pas encore renoncé. Les hommes délaissaient ces paysages incapables de les nourrir, de les désaltérer ou de les abriter. La concentration urbaine avait cela de bon que de vastes contrées délaissées s'ouvraient aux nouveaux nomades. Les pas de Grace faisaient craquer la couche superficielle d'humus et s'enfonçaient dans une pâte charbonneuse, vestige de l'embrasement, en des places que l'orage avait dénudées.
      Il se fit alors une obscurité plus profonde que celle causée par les lourds nuages au dessus d'elle. Une nuit grondante et mugissante, un déplacement d'air sinistre. Elle songea aux représentations de la Faucheuse, ses grandes ailes noires balayant le crépuscule. Elle regarda, sans en comprendre d'abord la nature, le nuage épais et sombre qui passait là-haut, tellement compact que la pluie en fut dispersée, arrêtée par l'obstacle. Et le nuage s'abattit sur la terre, ensevelit les collines et les vallons. Au contact du sol, la masse charnue qui le constituait se révéla et Grace, assaillie, sursauta et se débattit à grands gestes désordonnés. Des sauterelles. Par millions. Une marée, un éboulement, une submersion dans un grouillement innombrable. Sensation d'asphyxie, de plongée dans une matière toxique. Les insectes ne s'intéressaient pas à elle. Après une courte panique, elle se raisonna et se résigna à marcher au milieu de ce tourbillon assourdissant. Le temps qu'elle traverse un vallon, gagne le relief suivant et domine à nouveau le paysage, le nuage de sauterelles, repu, s'était soulevé, élevé dans le ciel mouillé, l'avait dépassée pour se précipiter plus loin vers l'ouest, abandonnant un sol ravagé. Elle reçut avec une immense tristesse la vision de cette terre rendue à sa stérilité, saccagée à peine avait-elle relevé la tête. Elle étendit la main, déclama avec solennité : « par mon pouvoir, moi, Christosa, l'Incarnée, la Ressuscitée... » émit un ricanement sinistre et reprit sa marche, d'un pas rapide, avec la volonté de vite laisser derrière elle le chagrin qui l'empoignait.

     

    "Demain, les origines". Extrait.