Pas plus que le charcutier du billet de l'autre jour, celui-là ne s'est inquiété du mal qu'il fait. Les circonstances sont à peu près les mêmes : je suis au service militaire, et les confidences, les histoires d'amour, les souvenirs évoqués, atténuent notre ennui. Je suppose qu'écrire des lettres d'amour pour certains camarades a dû contribuer à ma réputation de type à qui on peut tout dire. L'un m'a confié son homosexualité, un autre m'a parlé du ménage à trois dont son exil menace l'équilibre, je suis aussi le réceptacle de pas mal de fantasmes... poubelle ou psy ou curé, je ne sais pas comment définir mon rôle, alors. En tout cas, le type qui me raconte comment il a couché avec une « petite négresse », n'a besoin ni de mon absolution, ni de mon analyse. Mon oreille lui suffit, je pense. J'avoue, je n'écoute qu'à moitié ses approches, leur rencontre dans une chambre. Mon intérêt s'éveille soudain quand le gars raconte, mâchoires serrées sur le souvenir de l'action : « Elle était là, j'étais déjà sur elle, je la déshabillais, elle se plaignait comme ça (il l'imite à petits gestes de comédie, en exagérant un ton geignard), non non je veux pas. P'tain, je lui ai donné un coup de poing dans la gueule. Merde, tout le monde lui était passé dessus, alors Oh ! » J'ai mis un temps à réaliser que l'on venait de me décrire un viol. Je vous assure, la connexion entre le mot et la scène racontée ne s'est pas opérée de suite et c'est cela, le vrai mystère de ce souvenir.
Quant à toi, ordure, je me souviens de ton nom et de ta tête, parfaitement. Et de ton odieux sourire satisfait.
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Hier soir, nous célébrions l'ouverture d'un chantier d'importance qui va, Cédric Fernandez (au dessin), Franck Perrot (à la couleur) et moi (au scénario), nous embarquer pour une collaboration de deux ans, au bas mot : la réalisation, pour Glénat, d'une BD en deux volumes sur la conquête du Mexique par Hernan Cortés. Un projet lancé il y a une dizaine d'années sous l'impulsion de Cédric, et qui a mis tout ce temps pour trouver un éditeur.
Hier, avant de déboucher le champagne, tandis que je transférais de la documentation sur mon ordinateur, Cédric et moi nous amusions du nombre de fichiers contenus dans le dossier qui, par thésaurisation, résume notre collaboration : 11 titres. Et tous d'un bon niveau, je vous assure. De la piraterie fantaisiste à l'adaptation littéraire, d'un récit d'histoire contemporaine à un drame shakespearien ayant pour cadre la Scandinavie du VIIIe siècle en passant par la mythologie grecque, nous avons exploré tous les thèmes qui nous interpellaient. Le plus étonnant, encore, est la durée que l'ensemble symbolise : une vingtaine d'années. Dire que nous sommes têtus serait un euphémisme, vous l'avez compris, mais est-ce bien cet entêtement qui s'est révélé payant ? En partie seulement : le facteur déterminant est que Cédric et Franck assurent depuis pas mal d'années des réalisations qui font des succès de librairie (Saint-Exupéry, Les forêts d'Opale, Les Faucheurs de vent, bientôt Notre-Dame de Paris) et que les éditeurs leur font confiance, désormais. Je ne suis donc qu'un invité, reconnaissant de la chance qui lui échoie. Sans Cédric, je sais que j'aurais pu m'échiner encore des années sans le moindre résultat. L'aventure commence donc, et nous entrevoyons l'énormité du défi. La reconstitution d'une histoire aussi exotique et lointaine, la richesse graphique que nous voulons atteindre, l'ambition du récit, nous font considérer ce diptyque comme un enjeu particulier. Pour le reste, si vous lisez ce billet comme un hommage à mon ami dessinateur qui a si fidèlement tenté de me faire intégrer ce milieu pendant tout ce temps sans rien lâcher, vous avez raison. -
3751
C'était un grand connard. Authentique. Il aurait pu laisser deviner une fêlure, une faille où se serait nichée un peu de doute ou de questionnement. Non. Il était un bloc compact de bêtise auto-satisfaite, de fierté virile, de bon-sens franchouillard. Dans le grand dortoir, il raconta comment, dans la boucherie-charcuterie où il travaillait, lui et ses collègues, avec la participation enjouée du patron, avaient piégé la vendeuse la plus jeune et la plus accorte du magasin. Celle qui souriait aux clients, avait toujours un mot gentil, promenait sous leurs yeux ses formes appétissantes. Le patron lui avait dit de rester un peu pour finir un travail, ce soir-là. Elle était rentrée dans la réserve en demandant ce qu'elle pouvait faire. A quatre, ils l'ont maîtrisée, l'ont déculottée et lui ont fourré un gros saucisson dans le sexe. La bonne blague ! il en riait encore, le grand connard, quand il la racontait aux autres troufions que nous étions. Je vous le jure, nous n'étions ni sensibles ni pudiques, mais je ne me souviens pas qu'aucun d'entre nous aie partagé l'hilarité du narrateur. Nous étions sidérés (l'indignation ne viendrait que beaucoup plus tard). « Et après, elle est partie ? » a dit l'un de nous. « Ben après, non. Le lendemain matin, elle est revenue travailler, comme d'habitude. Elle nous faisait la gueule. » Et ça aussi, ça le faisait rire.
Une nature joviale, quoi. -
3750
« Le sort dans la bouteille » est une commande, une pièce écrite à l'origine pour être interprétée par un seul comédien : François Frapier (qui fut naguère, un exceptionnel Dédale, dans « Pasiphaé »). J'avais imaginé pour lui un personnage, mauvais et impatient, houspillant le public qui ne s'installe pas assez vite, et presque pressé d'en finir. François aurait interprété tous les rôles, commentant les faits et les actes, et sommant le public d'approuver ou de protester.
L'histoire qui inspire ce spectacle est bien connue des romorantinais. C'est un fait-divers de la fin du XIXe siècle, en Sologne : l'assassinat d'une pauvre vieille par sa fille et son gendre, paysans convaincus de se débarrasser du sort qui s'acharne sur eux, en la faisant brûler vive comme une sorcière. Les deux finiront décapités, sur la guillotine installée devant l'hôtel de ville de Romorantin.
La très belle idée de François a été de chambouler le parti pris initial. Il a confié « Le sort dans la bouteille » aux élèves de son « atelier 360 degrés ». Deux poignées de personnalités, un concentré de jubilation et de curiosité, qu'il a emmené dans ce projet pendant plus d'un an. D'abord, il les a invités à considérer le texte comme une matière à creuser, à malaxer, à domestiquer, à s'en servir aussi de malle au trésor : allez y chercher des pépites, des colliers, des masques, y fouiller les intentions, les mots, les cris, les éclats et les ombres. Une démarche déstabilisante pour qui aborderait le théâtre de façon conventionnelle : distribution des rôles, apprentissage, exploration des personnages, costumes et décors... Là, les comédiens, tous amateurs, ont d’abord dû errer dans l'épaisseur du verbe, comme s'y baignant, s'y égarant parfois. Période difficile, m'ont-ils confié. Difficulté voulue par le metteur en scène. Et puis, lentement, la pièce a émergé, récit choral, voix dépliées, reprises, personnages échangés, prières, colères, peurs, haines, cocasseries et drames… les comédiens se sont appropriés les mots.
J'étais récemment invité à la première représentation du texte, une forme hybride entre interprétation et lecture, une forme vivante, en voie d'achèvement. Expérience passionnante. On ne voit plus tel ou tel, tous les personnages sont comme fragmentés et se reconstituent sous nos yeux, par la magie de l'incarnation à plusieurs.
La salle de la MJC était pleine, la chaleur vite étouffante. L'idée de faire brûler une mèche de cheveux dans un des rares moments « mis-en-scène » de la pièce (un rituel de sorcellerie dans la pénombre), a coloré le moment d'une âpreté bienvenue, tout à fait cohérente avec le propos.
Pour le reste, la troupe s'est démenée, s'est amusée, a capté l'attention et suscité les réactions espérées, rires déployés ou gorge nouée. C'était bien. Et prometteur, car ce n'est qu'une étape : l'expérience sera poursuivie jusqu'à effacement du texte, appropriation et incarnation. Au delà d'une simple interprétation, grâce au travail en profondeur entrepris par François et sa troupe.
Vous pensez bien que, pour un auteur, assister à cette ré-génération, ressemble à une déclaration d'amour. Et comme chaque fois qu'on a dit m'aimer, j'ai d'abord été incrédule, avant d'être soulevé de reconnaissance.
Merci François, merci les amis. -
3749
Résumons : nous n'étions pas destinés à apparaître, mais constatant que nous sommes là, impossible de ne pas essayer de savoir pourquoi. Dire que les religions sont le produit de cette irrémédiable démangeaison du cerveau !
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3748
"Désirée qui avait, elle aussi, mangé sa soupe, sérieusement, sans ouvrir les lèvres..."
Emile Zola, La faute de l'abbé Mouret, cité par J-Cl Carrière et Guy Bechtel, dans Dictionnaire de la bêtise (Robert Laffont Bouquins, 1998).
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Au détour de la lecture d'un article, il peut arriver qu'on tombe sur une information dont on ne voudrait pas s'encombrer mais qu'une mémoire docile inscrit en nous pour des années. Par exemple, j'apprends un jour que, sur les conseils de Carla, Nicolas Sarkozy s'est entraîné à déféquer sans uriner pour muscler son périnée. Voilà, c'est fait, cette anecdote dont je me contrefous est gravée à jamais en moi. Et en toi, désormais, infortuné lecteur.
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3746
Tu abordes le roman comme le sculpteur sa pierre. Tu n'as pas fait de maquette d'argile, tout est dans le burin. Et vas-y que tu cognes jusqu'à ce que la forme, enfin, émerge. Ensuite, c'est trop tard, tu ne tailleras pas davantage : le nez est trop court, les jambes mal proportionnées, le marbre avait des défauts. Tant pis. Déjà, un autre bloc se présente et tu empoignes l'outil.