I
Ironie, malfaisant mépris du destin dont les gloussements moqueurs salissent les élans les plus généreux ! Marcus Cornélius Eischer, épuisé par seize années de quête, avait planté sa fruste tente d’explorateur dans les marais de ... Car c’est en Roumanie qu’il cherchait la Nigelle de France.
Le pays qui avait donné son nom à la modeste plante n’en comptait plus qu’une, séchée et douloureusement laide, entre les pages d’un herbier du Muséum d’Histoire Naturelle de Paris. Un botaniste prévoyant avait, au siècle dernier, jugé bon de conserver ce spécimen anodin parmi la foultitude des plants qui encombraient alors les zones encore humides du bassin parisien. Quelques décennies de progrès urbain et agricole avaient sonné le glas de la fragile essence.
Marcus, dont la vocation de chercheur remontait à la plus tendre enfance, avait brutalement choisi de se consacrer à la botanique et même, exclusivement, à la plante disparue, le jour où son oncle Borg l’avait emmené dans le Saint des Saints de ce musée et que, sur le ton que mettent les conteurs d’histoires pour envelopper de mystère un instant crucial du récit, le brave homme avait montré l’immense feuille jaunie où la nigelle crucifiée achevait de se momifier : “Tu as devant toi Nigella gallica jordan, le seul exemplaire connu de cette plante aujourd’hui totalement disparue. Le seul exemplaire au monde, tu m’entends ? alors, regarde bien et souviens-toi.”
Le petit Marcus avait ouvert grand ses yeux et avait longuement observé cette petite misère de bout de feuillage raide, avec ses radicelles rabougries, ses pauvres fades pétales, blanc passé et son allure de bonzaï fossilisé. Son âme de futur chercheur se gonfla à l’idée qu’il assistait en privilégié à l’appel désespéré du seul témoin d’une espèce disparue. Il se souviendrait jusqu’à sa mort sans doute, tant était intense son effort de concentration, de la lumière tamisée par les voiles aux fenêtres et qui tombait en rais incertains sur la grande page de l’herbier. Il n’oublierait jamais l’odeur acide des livres, les exhalaisons poussiéreuses qu’avaient réveillé l’irruption des visiteurs, le silence écrasant des lieux, et jusqu’aux murmures respectueux, aux bruits de pas lointains qui mêlaient leurs échos sous les voûtes de la salle.
Lorsque son oncle décida de ramener son protégé à la lumière du jour, le monde avait changé. Rien n’avait la même couleur et les gestes des badauds affichaient la lenteur agaçante de la futilité. Pour Marcus désormais la vaine agitation de ses contemporains lui serait étrangère : il retrouverait au moins un autre exemplaire de la fleur disparue. Lui avait un but, une quête, un absolu.
Déjà, alors que l’oncle Borg l’invitait à s’extasier sur l’architecture des serres monstrueuses devant lesquelles ils passaient, Marcus s’abîmait dans la vision d’une nigelle vivante, dodelinant doucement au rythme de la brise, nimbée de lumière nacrée, ponctuant de quelques fleurs blanches la tourbe séculaire qui la nourrissait.