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Dans la nuit

-Crois-moi, dit Levanski  en rajustant le col de sa gabardine, on va crever là, ce soir. Et personne n’en saura rien, jamais.

-Non, tais-toi. C’est impossible. On ne peut pas...

-Il faudra bien mourir pourtant

-Mais pas ce soir. Pas ce soir

-De vieillesse, alors ?

-De vieillesse...

J’allais dire “peut-être ; pourquoi pas ?...Sûrement” mais ce serait grotesque.

Mes jambes sont lasses. J’ai froid, je tremble de tous mes membres. Ma mâchoire en est douloureuse à force de trembler.

-J’ai peur de mourir, je dis.

Levanski fait comme s’il n’avait pas entendu.

-Ecoute !

J’écoute : un murmure grave, agréable, qui glisse sur le suint glacé du silence.

-Ils chantent

J’ai cessé de trembler.

-ça vient d’où ?, dit mon pote sans attendre de réponse. En fait, ça vient de partout, dans la nuit. Le chant caresse la terre et rampe jusqu’à nous, un poil plus rafraîchi par la bruine qui nous ronge la tête et le coeur.

Je le regarde, je sens qu’il va pleurer. J’essaie de regarder ailleurs. Je fixe un autre rectangle de nuit sale et j’entends Levanski chialer. Je crois que je vais chialer aussi. Je chiale. Et puis je tremble encore. J’en pète. Je pète de trouille. ça me donne envie de rire. Je ris et je chiale en même temps. Et puis j’arrête, vidé.

Le voile de crachin s’atténue, les chants se font plus proches. Mes mains étreignent plus fort encore mon arme. Levanski épaule carrément. Il ne voit rien mais il doit imaginer que sa posture lui donnera de l’avance.

Moi je regarde partout : la nuit. Pourquoi viser un endroit plus qu’un autre ? Ils nous encerclent. Levanski avait raison, on va crever là ce soir.

Finalement, j’épaule comme lui, c’est bête mais ça me rassure. Mes doigts sont douloureux, crispés. J’ai le dos en feu. On chiale tous les deux sur nos pétoires. Et nos larmes s’épanchent jusqu’à la terre de la tranchée ruinée.

“On va crever, merde, c’est pas possible, c’est pas possible”

Le chant est parfaitement net maintenant. On ferait mieux de se suicider. Je le dis à Levanski.

-Ta gueule, ta gueule, il répond. Il hurle, il serre son arme contre lui, martyrise sa joue contre la crosse.

J’essuie mes pleurs d’un geste inefficace et brutal. Mon canon pointe à nouveau la nuit absurde.

Le chant module longuement une mélopée extraordinairement basse ; ils sont là tout près de nous, invisibles encore.

Levanski marmonne quelque chose. Il prie. C’est la fin. Je sens que...J’espère que tout ira très vite, qu’on ne va pas souffrir. J’espère aussi que je mourrais avant Levanski. Il me semble que le voir souffrir me terroriserait. C’est idiot, je n’aurai pas le temps d’avoir peur. Plus maintenant. D’ailleurs je n’ai plus peur. Le combat est proche. Le chant toujours. Et le bruit effroyable de leurs pas.

Une multitude. Ils attaquent toujours comme ça. Dix mille fois plus nombreux que l’adversaire. Sans armes, mais si nombreux. Invincibles. On ferait mieux de se suicider.

- LES VOILA, LES VOILA !

Levanski tire en même temps qu’il hurle. J’ai rien vu ; je tire quand même. On s’abrutit de coups de feu pendant une éternité. ça nous fait du bien. On tire partout, dans tous les sens. Sûrs d’en toucher au moins dix. Ils sont tellement nombreux.

On entend un tumulte, des pas qui fouaillent la glaise, des cris et toujours le chant, omniprésent derrière l’écran pluvieux de la nuit. On sait que ça ne servira à rien mais c’est comme une fête. Les aboiements joyeux et clairs répondent au lent murmure qui rampe autour de nous. Epuisés, on arrête. Il nous manque peut-être aussi une preuve tangible des dégâts qu’on a causé. Pendant longtemps, juste le bruit de nos respirations et du coeur qui bat, au bord des lèvres.

Finalement on attend qu’ils pénètrent dans la tranchée et qu’on clôture tout ce merdier par un bon corps-à-corps sans merci.

Je souffle, à bout de nerfs : “Y’en a marre”.

j’enfile la baïonnette sur le calibre. Levanski m’imite. Les pas s’approchent. Cette fois ça y est. Je pense à ma mère, je me retourne et ils sont déjà cinq cents dans la tranchée. Le chant toujours. Et la lutte brêve dans notre trou. Je n’entends pas Levanski mourir. Je préfère ça. Une patte m’arrache la moitié du visage. Je ne sens pas la douleur. Dans un éclair rouge, l’oeil qui me reste voit sautiller son jumeau sur ma gabardine vite réduite en lambeaux. J’essaie de ramasser mon arme mais mon bras est immédiatement broyé.

Je me dis que je suis en train de me voir mourir. Je me vois mourir.

C’est extraordinaire. Silencieux. Beau.

C’est immense.

 

FIN

 

 

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