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Fond de tiroir

Extrait d'un roman heureusement inédit

 

C’est ce même jour que je croise Patrice –ou Patrick ? Je ne me suis jamais habitué à son prénom. Plus de quinze ans que je le connais et toujours cette interrogation sur la dernière syllabe : PatriCE ou PatriCK ? Quand on se salue, il envoie devant lui un claironnant « Bonjour Florian ! » Je lui serre la main en souriant mais la mâchoire crispée pour émietter un « Bonjour Patrhum » en priant qu’il ne remarque rien.

Mais non, la conversation se poursuit, Patriste me demande comment je vais, etc. Je retrouve ses gestes affectés, les mimiques insupportables du type qui triche avec lui-même et ne le sait pas. J’ai eu un collègue du même calibre, qui se trompait sur la lecture de son âme.

Parmi tous les défauts qu’il m’arrive de constater chez une autre personne que moi-même, la tromperie infligée à sa propre nature m’est le plus odieux. Un artiste médiocre qui vante ses œuvres, un imbécile qui décrit avec assurance un phénomène complexe dont il ignore tout, un salaud qui arbore un bon sourire en caressant un petit chat m'agacent ; mais quand il s’agit d’un lâche qui s’ignore, je suis révolté. Un pleutre qui se voit rebelle, franc, inébranlable, courageux, qui fanfaronne, prédit mille mises au point tonitruantes, promet mille combats décisifs, révolutions sanglantes, exigences définitives, annonce en téléphonant que « ça va chier ; tu vas voir ce que je vais lui mettre ; je vais me le faire » pour aussitôt lécher mielleusement le combiné et finalement, sommet de l’acte rebelle, qu'on voit s’accoutrer d’une cravate inhabituelle quand il sait qu’il risque de croiser le patron, ça me rend fou de rage.

J'ai connu un tel personnage. Rêveur, je revois la photo qu’il me montra un jour de lui, chevelu au dernier stade du yétisme, le blouson cuirassé de chaînes, les cuisses couvertes d’un denim épuisé de crasse. Je revois surtout son visage, éclairé d’un sourire de fausse modestie, convaincu, malgré les quinze ou vingt ans de ladrerie qui le séparaient de cette image, qu’il était encore, malgré la cravate et la vanité de ses accès d’humeur, au fond, ce garçon révolté, crachant sur la société, méprisant l’ordre et la hiérarchie et surtout, surtout, ce hard rocker sans peur et intransigeant.
Ainsi, chaque jour, il s’aveuglait davantage, trouvait des excuses à sa servilité. La cravate était une « provocation » dont il était le seul à saisir les arcanes, la douceur mielleuse de ses règlements de compte au téléphone était la preuve de son « contrôle » et la conséquence du fait que sa victime « avait de la chance ».
En dehors de ça, lorsqu’il lui arrivait de rejoindre l’immense famille des médiocres qui se savent tels ; là où nous étions frères, c’était un garçon admirable et il m’arrivait d’espérer pour lui une ultime lâcheté commise qui saurait enfin le révéler à lui-même.

Revenons à Patriste, dont l’aveuglement envers lui-même est, selon mon échelle des valeurs, moins insupportable que celui du collègue cité plus haut. Patrhmm affiche constamment une tonicité de cadre en pleine ascension, qui va tout bouffer, magouille avec tout le monde, connaît les secrets les mieux gardés, sait tout, devine ce qu’il ne sait pas et toujours, toujours, prépare un coup extraordinaire dont il ne peut encore rien dire mais « qui va faire du bruit ». Il m’épuise. Ce mensonge permanent qui l’oblige depuis plus de dix ans –sans doute depuis sa sortie d’une section « force de vente » (force de vente, vous vous rendez compte ?)– à nier ses échecs et son inaptitude chronique au commerce, à s’inventer des contrats mirifiques, brûlant une énergie folle à maintenir une image dynamique, forte, d’un vendeur à qui rien ne résiste, m’inflige une sorte d’humiliation par procuration. Tandis qu’il me gave de projets impossibles, gestes à l’appui, volubile, arrogant, carré sous son veston nettoyé à sec, je suis submergé de tristesse et de colère. Je mesure ses années gâchées à se tromper, j’imagine la sensibilité réelle de ce garçon, niée, étouffée par la logique cannibale qu’on lui a enseignée. J’ai envie de le secouer, de le sortir du cauchemar dans lequel on l’a plongé tout jeune. Lui dire que les autres ne sont pas des moutons prêts à tondre, qu’une amitié non intéressée est possible, qu’écraser les autres pour son profit n’est pas une ambition. Je lui souris tristement. « Je t’offre un verre ? » J’espère qu’il va me parler vraiment, déposer sa cuirasse, rendre les armes. Au bout d’une heure, rien n’a changé. Patrice (oui, c’est ça : Patrice) interpelle une connaissance dans le café, tout heureux de me montrer comment il fonctionne, comment il peut « embobiner » un client. Je suis censé observer la scène et y prendre du plaisir, comme au spectacle. « Alors, Michel, tu me tiens au courant pour notre affaire ? » L’autre l’air gentil, modeste : « J’ai pas vraiment le temps, là. » Patrice est tourné vers lui, mais je sais qu’il me garde dans son champ de vision. Il veut m’apparaître dans son triomphe, il doit penser Regarde bien Florian, reste assis et applaudis l’artiste.
-« Allons, allons, pour gagner de l’argent, on a toujours cinq minutes. Dis-moi au moins quand est-ce qu’on peut se voir. » (surgit un agenda)
-« Ecoute, rappelle-moi dans la semaine, je verrais. »
Patrice, ricanant, toujours en représentation : « Non, non, tu ne me la feras pas comme ça. Je te connais, impossible de te joindre au bureau. Ta secrétaire, la petite, là… »
- « Karelle »
- « Oui, Karelle, elle filtre trop bien. Alors ce rendez-vous, on se le fixe maintenant, hein ? »
    Michel me jette un regard gêné, additionné d’un maigre sourire, en quête d’un peu de commisération. Je la lui accorde sous la forme d’un sourire en retour. Il fait mine de s’éloigner de notre table en s’excusant, mais Patrice n’entend pas abdiquer devant son public.
- « Et où tu vas ? T’as bien deux minutes ? Juste un rendez-vous… »
- « Je n’ai pas mon agenda sur moi. »
- « Alors, je passe te voir lundi. D’accord ? »
- « Je ne suis pas là lundi. »

Bon Dieu, arrête, Patrice, c’est horrible de s’humilier ainsi, tu vois bien qu’il essaie de se débarrasser de toi. Mais le vendeur insiste, se goberge, enfle. L’autre esquive, s’éloigne, lance des regards peinés autour de lui. Patrice agrippe carrément la manche de sa proie, sans la moindre pitié pour son auditoire. Il me semble immense, il encombre, il asphyxie, il dévore jusqu'à la lumière. Arrête ! Arrête Patrice, c’est obscène, lâche-le, lâche ce boulot de merde, tire-toi, viens avec moi, on va se balader, je connais des types qui vont te parler du bonheur, des filles merveilleuses qui vont t’expliquer le temps, l’amour, l’art, je connais des paysages qui nettoient la tête, des musiques qui dégraissent les idées. Arrête ! par pitié ! Tu as dû être un humain, imparfait, conscient de ses faiblesses, un humble perdant. Un type comme je les aime : sincères avec ce qu’ils sont. Je devrais dire tout ça à haute voix, le supplier, parce que Patrice est insensible à nos regards implorants, à nos visages effarés. Il pérore, rigole en montrant les dents, décidé à ne pas perdre la face devant moi. Il veut me convaincre de sa force de persuasion. Un bon vendeur ne lâche jamais sa proie, on le lui a appris. Il a sans doute en tête l’exemple de Bernard Tapie, qui réussit à vendre un téléviseur au flic qui l’avait arrêté. Alors, le michel, il va en faire son quatre-heures. L’autre tente de se rebiffer, essaie de ne pas être trop discourtois, finit par accepter un rendez-vous pour se débarrasser du rémora. Mais plus question de se contenter d’un rendez-vous, l’implacable machine à vendre est lancée. On est dimanche, tranquille au café, et Patrice veut un contrat. Contre toute logique, parce que sa « force de vente » est telle, il va faire signer sa victime désignée. Parce qu’il l’a décidé. C’est bon, Patrice, arrête, t’es un bon vendeur, t’as gagné, bravo. Laisse tomber maintenant. Je crois que je vais vomir. L’autre est pétrifié d’indignation, il ne respire plus, reste immobile à côté de nous. La honte me submerge. Il y a un temps de silence, pendant lequel Patrice savoure sans doute sa victoire, puis le type le fixe intensément, comme s’il allait commettre un meurtre.
-« Ecoute Patrice, tu me fais chier, t’es qu’un sale con, un looser. Tu m’emmerdes. Si jamais tu donnes le moindre coup de fil à mon bureau, si je te rencontre encore une fois, y compris dans le cadre du boulot, je téléphone à ton patron, je téléphone à tous tes clients, tous les fournisseurs qui bossent aussi pour moi et je t’écrase, définitivement. Définitivement. Compris ? » Puis il s’en va, chargé de haine.

Je n’ose pas regarder Patrice, je tourne la cuillère dans mon café, je crois que j’ai les oreilles qui rougissent. Je l’entends marmonner : « Remarque, c’est vrai qu’on est dimanche, il voulait être tranquille… » Puis, clairement, comme s’il se réveillait : « Dis-moi, Florian, tu n’as jamais pensé à te lancer dans la bureautique ? »

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