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    Antoine Cervin a plus de soixante-dix ans, sa puissance de travail légendaire s'émousse depuis peu, il est cependant fort encore, capable d'en remontrer à de bien plus jeunes. La terre, aimée, connue, est son alliée et sa vieille adversaire. Comme tout terrien qui l'a travaillée depuis l'enfance, il évite les heures brûlantes de l'été et les frimas excessifs, il se ménage, il est plus indulgent pour ce corps qui a déjà tant fait. Antoine habite chez une amie, Marcelle Treille, dans le village de Saint-Elme. Elle l'a recueilli quand il est arrivé dans la région, désargenté et solitaire, il y a longtemps. Son accent trahit le sud de la France, et sa science des plantes et des bêtes, un passé paysan.
    Tout le village sait qu'Antoine a fait de la prison. Bien qu'achevée, à l'air libre sa condamnation se prolonge, quinze ans n'ont pas suffit, la damnation persiste dans les regards et les ragots, la mauvaise réputation qu'il traîne et doit bien supporter. Quand, à l'occasion d'un de ces lotos où convergent les retraités de la région, Antoine s'installe à une table et que la joueuse d'à côté lui pose des questions anodines pour faire connaissance, Vous êtes d'où, Vous habitez où, etc., qu'il se résigne à répondre J'habite chez Marcelle Treille, le visage de la petite dame se glace. Elle n'échangera plus un mot. Si elle osait, elle se signerait. Antoine ravale son humiliation. Sa voisine de jeu a appris, chacun a entendu parler de l'homme qui habite chez la Marcelle de Saint-Elme, elle regarde avec un frisson les mains d'Antoine pousser les jetons sur la grille. Elle y voit, comme si du sang brillait encore, les traces du crime sous la peau. Tout le monde sait ici que les mains d'Antoine sont des mains d'assassin. Il a tué sa femme.

    Le mal qu'il a fait l'accompagne depuis l'origine et personne n'a le pouvoir de lui ôter ses propres chaînes. Il soulève la visière de sa casquette et que voit-il ? rien à l'horizon que la disgrâce des jours à venir. Qu'y faire ? Il a tué. On ne lui a reconnu aucune circonstance atténuante et les habitants d'ici, tout ignorants qu'ils sont des faits et des causes, ne lui en concèdent pas davantage que le tribunal qui le condamna il y a près d'un quart de siècle. Antoine ne demande pas qu'on l'absolve ; il aimerait seulement qu'on ne le résume pas à ce moment de jadis, ce moment de poudre et de stupeur. S'il revient éternellement à l'ébranlement de cette seconde vertigineuse, s'il s'y voit, retrouve le moindre détail, une énigme demeure. Qui était celui qui appuya sur la gâchette, qu'il n'avait jamais été jusque là ; qu'il ne serait jamais plus ? Or, c'est à cet homme-là que le jugement avait été rendu. C'est cet homme-là qui était la cause de la perpétuité des regards. Tout le monde semblait mieux savoir qu'Antoine la nature de celui qui avait commis le crime.

     

    Extrait de "Les Inconsolables". Roman inédit (et apparemment in-éditable).