L'auberge de Vigo di Fassa, au pied de Tondi di Faloria était une bénédiction des hommes du pays faite aux voyageurs inconséquents. La route qui avait commencé à prendre une pente sérieuse depuis Canazei, devenait, après quelques kilomètres, éprouvante puis tout-à-fait inhumaine : la pente était telle et le sentier si mauvais qu'on avait renoncé depuis longtemps à y faire passer les chevaux. Seuls les ânes, les mules et les hommes parvenaient à Vigo encore assez frais pour avoir le courage d'en repartir au cours de la même journée. De là, en effet, le chemin glissait en pente aimable et entraînait le voyageur jusqu'à Santo Stefano, dans les meilleures conditions. Ce qui, invariablement, inspirait les discussions plaisantes des clients de l'auberge, attablés ensemble.
Ceux qui venaient de Canazei, épuisés, raillaient gentiment ceux qui avaient fait le chemin depuis Santo Stefano. Ils leur prédisaient l'enfer, détaillaient les ruisseaux impétueux à traverser, le sol irrégulier, les pierres qui roulent sous la chaussure, les chemins éboulés par endroits ; quant aux autres, incrédules, peu préparés par la douce pente opposée qu'ils venaient de gravir, ils haussaient les épaules. Certains s'attardaient même déraisonnablement, et il n'était pas rare de rester sans nouvelles d'un voyageur nonchalant, surpris par la nuit au plus dur du chemin. On disait que les gouffres d'ici expédiaient plus d'âmes au diable que les guerres.
Mazetto était de ceux, encore tout frais, qui venaient de Santo Stefano ; Theruel avait, quant à lui, affronté la terrible pente opposée, mais son expérience datait de la veille. Il avait dormi à l'auberge et attendait la mi-journée pour descendre doucement sur Santo Stefano.
Les deux hommes étaient de solides gaillards à l'esprit nomade jamais rassasié de visions.
Il existe entre les personnages singuliers une reconnaissance tacite, une complicité du premier regard.
Theruel et Mazetto s'étaient donc immédiatement reconnus comme des êtres semblables et leur amitié toute neuve s'affirmait davantage à chaque rasade de vin.
Ils échangeaient des considérations sur les spiritueux des divers pays qu'ils avaient parcourus lorsqu'un troisième personnage, qu'ils avaient déjà vu à l'auberge, vint les rejoindre pour prendre son repas. Il s'excusa poliment de son irruption, se présenta comme le propriétaire des plus grands troupeaux de moutons de la région et seul éleveur de la race des Gimmons dont les béliers sont, dit-on, sournois et meurtriers. Il leur proposa, pour dédommagement de son impolitesse, de partager son repas.
Devant les protestations de principe des deux voyageurs, l'homme leur assura que la dernière vente de ses Gimmons lui permettait cette petite générosité dont le Très-haut, sans doute, lui saurait gré.
Ils acceptèrent finalement et le repas fut promptement commandé. L'intrus disait s'appeler Ricardo, c'était un homme solide, vieilli par le travail et la dureté du climat. Il parlait bien, s'exprimait avec douceur. Mazetto et Theruel voyaient un peu en lui ce qu'ils seraient quand l'âge leur interdirait de repartir sur les routes.
Un sauté de lièvre bien arrosé réchauffa les esprits et la conversation allait bon train. Mazetto venait d'expliquer comment il avait pu échapper à une fusillade au temps de l'invasion française, ce qui fit dire à Ricardo que la guerre était une bien terrible chose.
Un silence vint brièvement ponctuer la conversation. Theruel reprit la parole, après avoir longuement observé son gobelet. Il raconta l'étrange histoire qui suit, sans que ces compagnons ne l'interrompent.