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TROIS VOYAGEURS - 2/9

"C'était au plus fort de la guerre. En tant que ressortissant espagnol, je pouvais traverser l'Italie sans être inquiété, mais cette fichue pagaille ! Partout des cavaliers piémontais fringants et fiers mais fuyant devant les va-nu-pieds français. Et les soldats de Napoléon, hargneux et meurtriers... ils vous fusillaient la populace comme on remonte une pendule : avec autant de conscience ! J'essayais d'éviter les combats tout en poursuivant mon voyage vers le nord. Belle gageure : c'est là où ça canardait.

Un jour donc, au coeur d'une forêt que je traversai pour contourner une modeste ville copieusement bombardée, je me trouve face à une grosse compagnie française qui venait au secours de leurs positions autour de la cité. Ils avançaient à travers le bois, baïonnettes au canon. Je ne me sentais pas le courage de discuter avec ces têtes de bois que j'avais vues, la veille encore, embrocher une malheureuse femme et deux de ses enfants. Je fuis donc devant cette troupe fatale et me retrouve au beau milieu des lignes de canons français qui pilonnent la ville. Je ne sais pas trop pourquoi, parce que cette pauvre bourgade n'était déjà plus que son fantôme, avec ses remparts rongés par la mitraille.

On me voit, on m'interpelle au milieu des coups de canon et de la fumée. Je poursuis mon chemin. Il y avait encore quantité de vergers à peu près en état entre les lignes françaises et celles de défense de la ville. Je me cache, vais d'arbre en arbre, échappe à une sévère escarmouche provoquée par quelques gaillards en civil tentant une sortie... Bref, je parviens à la porte la plus proche, défendue par quelques soldats exténués. La canonnade reprend de plus belle ! Les boulets fusent de partout, un enfer ! Je vois, sous mes yeux, disparaître la vaste porte de la ville, et la muraille, et les soldats... volatilisés en quelques secondes ! Je me précipite et entre dans les faubourgs. C'est la confusion la plus complète, une maison s'effondre à quelques pas de l'endroit où je viens de passer. Tout en maudissant le destin qui m'a poussé là, je me retrouve au milieu d'une cohue indescriptible. Je vois des attelages fous qui traversent des volutes de fumée noire, des barricades de fortune. Je heurte quelque chose et tombe. En me relevant, je réalise que ma chute a été amortie par un véritable matelas de cadavres. Partout autour de moi on hurle, on geint, on pleure, les murs explosent, les flammes crèvent les toits qui s'effondrent... Je ne sais plus où je suis ni où je dois aller. Tout-à-coup, le voile noir d'un incendie se déchire et devant moi, le soleil vient juste frapper une énorme batisse qui semble miraculeusement épargnée par les bombes. D'ailleurs, deux ou trois personnes s'y engouffrent et je me précipite à leur suite. A l'intérieur, une véritable foule s'est rassemblée et observe notre petit groupe, sans la moindre expression de curiosité. Tous ces gens sont atterrés, perdus, terrorrisés. Je découvre alors que nous sommes entrés dans un vieux théâtre, qui fut somptueux, avec des quantités de chérubins et de guirlandes dorées qui s'accrochent aux balcons. La fresque de la voûte s'était détachée par plaques entières et les décors bouleversés d'un opéra interrompu dessinaient une sorte d'architecture de cauchemar depuis la scène jusqu'aux premiers rangs.

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