Euh... Vraiment un fond de tiroir, ça...
A dix ans, Christophe jouissait d’une liberté que ses parents avaient refusée à ses deux frères aînés. Ce qui lui permettait, les longs après-midis d’été, de jouer sans contrainte, seul dans la forêt ou au bord de la rivière. Ces lieux qu’il connaissait par cœur étaient devenus son royaume. Christophe aimait la solitude, le silence, la lumière du jour posée en paillettes sur l’écume de la rivière, l’oscillation incessante des feuillages sous la brise du soir, la nonchalance des oiseaux, des poissons, des libellules, l’activité irrationnelle des fourmis sous le soleil de juillet, alors que toute vie s’exténuait, écrasée de chaleur.
Au bord de la rivière, par endroit tumultueuse et bavarde, bouillonnant entre de gros rochers moussus ; ailleurs profonde et silencieuse avec des taches d’or sur le fond vaseux, le soleil pénétrait à peine les frondaisons pour s’éloigner bien vite. A trente mètres de là, le chemin de terre brûlait sous les pieds nus ; ici, sur le rocher, la peau s’agaçait parfois de n’être pas couverte.
Christophe régnait là en maître. A l’heure où les pêcheurs s’en désintéressaient, il prenait possession des lieux. Le jeune garçon escaladait le rocher de basalte bleu qui dominait une courbe de la rivière et, les poings sur les hanches ou bien les bras croisés sur la poitrine, il contemplait son territoire. Les arbres, l’eau, la roche et jusqu’au ciel. Il était le seigneur de la rivière.
Un seigneur puissant, qui avait livré bataille à la terre elle-même et qui en était sorti vainqueur.
Il s’était inventé ces jours de lutte où, en des temps fabuleux, il en avait appelé aux forces des eaux, aux créatures de l’air et aux elfes des bois pour faire plier la roche à sa volonté : laisser le passage au courant de la vie, à son sang, à la rivière.
Ce fut un combat de titans, les flots et la terre jetés dans une mêlée sauvage, les crocs des racines contre les dents de pierre. Au crépuscule, tout était dit : le seigneur de la rivière avait tracé son passage dans la matière du monde, créant ce chaos de roches où la rivière bouillonnait et sur lequel la forêt veillait. Triomphant, il en était sorti marqué des stigmates de la bataille : sa peau s’était recouverte d’une croûte noire et épaisse comme une écorce brûlée, son front s’était, aux chocs contre le granite, bombé, durci d’un cartilage annelé ; ses yeux s’étaient enfoncés dans les orbites pour se protéger de la brûlure de la lave, ses muscles s’étaient formidablement développés et il en éprouvait les contractions noueuses sous le cuir de sa carapace à chaque mouvement. Christophe se sentait cet être enlaidi mais formidable, ce demi-dieu que l’humanité ingrate avait voulu oublié.
Et puis, le soir, quand les rayons du soleil ne jaunissaient plus que la couronne des pins, il rentrait, fatigué, satisfait, affamé et heureux.