L'homme est prudent, par nature. Il concilie l'oubli et le souvenir. L'amnésie frappe les coupables ; la mémoire appartient aux victimes. L'histoire est écrite, toujours, par les secondes générations, lorsque l'équilibre des larmes est établi. Sur ce monument triste où le souvenir est là pour permettre l'oubli, l'humain adulte enfin construit la tolérance.
Autrefois, du temps de son enfance, la mémoire se sublimait -mais s'annihilait aussi- dans la légende et l'édification des peuples. Aujourd'hui, approchant de sa maturité, l'humain accepte l'histoire, et ses menaces et son désagréable cortège de crocs plantés dans ses vanités. Il sait qu'il n'a plus le choix. Le rappel de ses fautes et la conscience de ses responsabilités sont une précieuse fange, qui nourrit la vie.
Vivre avec cela. La brûlure sur la joue. La brûlure persistante, parce que mêlée de rage, de la gifle que m'a donné mon frère. Le souvenir est fait pour cela. Pour connaître que mon frère fut frappé lui-même. Il y a longtemps. Je connais son histoire, il apprendra la mienne. La gifle s'efface, la brûlure est moins vive, la rage moins cinglante.
La mémoire est tapie, immobile magie. L'esprit vibre et vit, poursuit son chemin, néglige le repos. Un risque existe d'une coexistence sans mélange. La mémoire ne surgit dans la vie que grâce à la figure permanente, intangible, intouchable de la justice. Sans l'arrêt de la justice, sans la pause de la raison, de la réflexion du jugement, la vie court et bouscule, omet et répète ses erreurs. La justice rend compte de la mémoire, elle l'anoblit, lui donne mouvement et force. La justice est le ventre que la mémoire féconde.