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L'élégance du hérisson

 

Muriel Barbery. NRF. Gallimard.

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Il est difficile de juger impartialement un livre dont le succès de librairie n'est pas dû à une opération de marketing tonitruante, mais bel et bien au bouche-à-oreille. Lentement mais sûrement, on a vu le deuxième roman de Muriel Barbery (après Une gourmandise) grimper au hit-parade des ventes, remporter le prix du Rotary (oui, je sais...) et celui des libraires (ça aussi, pas de quoi se réjouir : les libraires sont assez sensibles aux qualités d'un bouquin qui se vend bien).

C'est donc avec une certaine mauvaise humeur que j'en ai commencé la lecture. Parce que ce genre de littérature est, en général, très éloigné des exigences que j'ai pour un livre, et son succès en dit souvent plus sur la société qui en fait le succès que sur le sujet lui-même.

L'histoire est celle d'une concierge, madame Michel, autodidacte et subtile dont la culture ferait pâlir Philippe Sollers, Umberto Ecco et Michel Serres réunis, et qui, parce qu'elle se soumet elle-même aux stéréotypes de la société, cache sous une apparence fruste et populaire, sa nature vive et profonde (l'élégance du hérisson). Ses réflexions érudites au quotidien sont entrecoupées du journal intime d'une fille de bourges surdouée, prénommée Paloma, qui projette de se suicider. On devine dès lors avec un certain agacement que la fin sera : madame Michel va mourir, et la leçon de vie qu'elle aura donné à sa petite copine Paloma décidera cette dernière à continuer de vivre. Gagné, c'est exactement ce qui va se passer. De mauvaise humeur, je vous dis.

En fait, ce n'est pas mauvais, il y a même des percées vraiment magnifiques, des moments de vraie littérature, des phrases sur lesquelles on revient, comme ce passage où la concierge, apprenant la mort d'un locataire de son immeuble, médite sur cette idée de l'Art comme un secours face à la cruauté du destin : « Ces jours-là, vous avez désespérément besoin d'Art. Vous aspirez ardemment à renouer avec votre illusion spirituelle, vous souhaitez passionnément que quelque chose vous sauve des destins biologiques pour que toute poésie et toute grandeur ne soient pas évincées de ce monde. » Je trouve très belle cette notion de sa propre « illusion spirituelle ».

Il y a beaucoup de beaux éclats de cette facture dans le roman. Mais c'est le principe et l'argument qui me gênent. Je vais tenter de dire pourquoi.

Quel est le sujet du livre, au fond ? Ne jamais se fier aux apparences ? C'est du niveau de la problématique disneyenne (la belle et la bête, Shrek (OK, c'est pas Disney), etc.), mais pourquoi pas ? Sauf que, au fil de la description des locataires de l'immeuble et des personnages qui gravitent autour, Muriel Barbery ne fait qu'aligner des stéréotypes. C'est un livre qu'elle a écrit, peut-être, pour lutter contre ce qu'elle devinait de convenu dans sa conception des êtres. Raté : la concierge tellement intelligente et cultivée que c'en est grotesque (aucune lacune, dans aucun domaine), dessine en creux, le portrait que se fait l'auteur de ce qu'est véritablement une concierge, à ses yeux comme aux yeux de tout le monde et du coup, crédibilise et conforte la vérité du stéréotype ; le locataire japonais fut, comme par hasard, représentant de matériel hi-fi de pointe (un spécialiste de l'enfumage du jambon nous aurait surpris davantage), il aime le thé, a un goût raffiné, aime les films d'Ozu (dans le Japon actuel, autant dire que c'est une antiquité) ; la jeune bourgeoise suicidaire (trois mots qui forment déjà un stéréotype) est en révolte contre ses parents, comprend les jeunes qui brûlent des voitures, se complaît dans la description des plaisirs minuscules (bref, c'est la petite soeur de Vincent Delerme, quoi) et ne supporte pas l'hypocrisie de son monde ; le critique gastronomique est condescendant, le clochard est céleste, les chats roupillent... Pour lutter contre les préjugés, il me semble que « boule de suif » va plus loin et « la tache » est un point ultime, sauf que l'un et l'autre ne gueulent pas leur message dès le premier chapitre.

Alors pourquoi un tel succès ? D'abord je l'ai dit, il y a de jolis moments dans ce livre, et une réelle qualité d'écriture (trop sage pour mon goût, mais ce n'est pas l'essentiel) ; ensuite, je me demande si, quelque part, la figure de cette autodidacte secrète, dont le savoir s'étend à peu près à tous les domaines des sciences humaines, n'est pas l'exacte figure du héros contemporain. L'accès à l'information, au savoir encyclopédique et immédiat que le monde actuel nous permet, nous laisse croire que nous sommes tous, peu ou prou, des madame Michel : extraordinairement cultivés, capables de comprendre ou dialoguer avec les spécialistes de tous bords, les Claude Hagège, les Derrida, les Coppens, les Wolton... plus rien ne semble hors de portée des autodidactes que nous sommes.

Dans le secret de son écriture, Muriel Barbery a sans doute cru à son sujet sincèrement, mais elle s'est laissée rattraper par ses démons. Grand bien lui fasse : les lecteurs sont à l'unisson.

Enfin, tout ça nous fera un bon film de divertissement, dans un an ou deux, avec un rôle écrit pour Catherine Jacob. Les paris sont ouverts.

Commentaires

  • Tu viens de résumer et d'expliciter avec la patience qui me manquait pour pousser plus loin l'analyse le sentiment d'insatisfaction que j'ai éprouvé en refermant ce livre. Oui, sous couvert de dénoncer les clichés, Barbery s'y enfonce et les accrédite, faisant de ses personnages des caricatures grotesques, et cela laisse un goût doux-amer en bouche. Cela ne fait pas longtemps que je l'ai lu, et pourtant, j'ai déjà presque tout oublié. Si ce n'est quelques moments de grâce, quelques jolies phrases séduisantes pour le cerveau, et la sensation d'avoir tout de même été nourrie dans l'âme. C'est déjà pas mal. Les livres qui ont cet effet-là ne sont pas légion.

    Je ne sais pas trop que penser de ton analyse sur les savoirs. Certes, nous avons accès à tout, ils nous percutent, nous traversent, mais est-ce que nous prenons le temps de les assimiler pour autant? Pour ma part, j'ai plutôt l'impression d'une accumulation superficielle... Plus rien ne nous légitime dans nos apprentissages anarchiques.

    Je prends le pari pour Catherine Jacob: je n'y avais pas pensé, mais elle sera effectivement parfaite dans le rôle!

  • A propos des savoirs, justement, c'est ce que je voulais dire : l'accès à tant de culture se fait sans les bases nécessaires pour l'assimiler, mais nous pouvons avoir parfois l'impression d'être une madame Michel en puissance.
    Décidément, il faut que je mette ton blog dans mes liens.

  • Oui, je vois mieux ce que tu veux dire maintenant... Je crois que la légitimation des savoirs et la notion de honte culturelle sont des problèmes centraux. A ce propos, as-tu eu l'occasion de lire un petit essai plutôt bien ficelé: Comment parler des livres qu'on a pas lu? de Pierre Bayard?... Il suggère d'adopter une attitude complètement décomplexée par rapport au savoir (littéraire en l'occurrence). C'est assez amusant ^_^

  • Non, beaucoup de lectures en retard, alors je suis obligé de trier... Au programme, dans les semaines qui viennent : "Malaise dans les musées" de Jean Clair ; "pulp friction (l'âge d'or de la littérature gay américaine)" par Michael Bronski (une anthologie de textes gays parus entre 1949 et 1978) ; "Fuegia" d'Eduardo Belgrano Rawson ; "l'insecte missionnaire" d'André Brink ; "le cavalier suédois" de Léo Pérutz; "Proust" un essai colelctif, réédition corrigée et augmentée de la revue L'Arc.
    Mais j'ai entendu parler du livre de Bayard. Il apraît que c'ets bien. Je crois qu'on s'est tous amusés un jour, à parler (très bien) d'un livre qu'on n'a pas lu. Le tout est de rester évasif. Mais c'est un jeu dangereux.

  • La thèse de Bayard c'est que justement, disserter sur des livres qu'on n'a pas lu requiert plus d'intelligence que de le lire en entier! ^_^
    De toute manière, pour en venir à la légitimation dont nous parlions juste auparavant, j'ai personnellement l'impression qu'aucune de mes lectures n'est solide, même lorsque j'ai lu le livre de bout en bout. Il paraît que c'est normal: plus l'on apprend, plus l'on voit s'ouvrir devant nous le champ de notre ignorance...

    Sur ce, bonne semaine!

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