De Robert Sheckley (avec une vilaine couverture de Siudmak).
Ce livre a une histoire. Il y a fort longtemps, un jeune étudiant travaillait pendant l'été dans un Office HLM, balayait les cages d'escalier, chassait les rats de derrière les poubelles, dans le local ultime des vide-ordures à 6 heures du mat' (ça vous apprend la vie).
Bon, c'était moi, d'accord, on ne va pas poursuivre vainement sur le ton indirect. Dans une des poubelles pleines, je découvre, avec un ou deux San-Antonio, ce livre. A l'époque, gros lecteur de SF, je lisais beaucoup d'anglo-américains : Huxley, Wells, Asimov, Clarke, Herbert, Van Vogt, Bradbury, De Camp, Spinrad, Brunner, Bloch et King (plutôt fantastiques d'ailleurs), K. Jetter, K. Dick... mais je ne connaissais pas Sheckley.
Je découvre un ton neuf, drôle, un conte philosophique à la manière de Voltaire, mais avec l'invention délirante et non-sensique de l'école anglaise. L'histoire est celle du médiocre Carmody, bureaucrate fallot, seulement doué dans le pérorage philosophico-dérisoire, capable d'ergoter sur tout et n'importe quoi, de discourir à perte de vue sur n'importe quel sujet qu'il ne connaît pas. Bref, Carmody est diablement humain et fichtrement proche du gamin que j'étais, raisonneur et bavard (comment, toujours ?). Rentré chez lui, prêt à s'offrir un petit whisky dans son fauteuil, il assiste à la matérialisation d'un extra-terrestre venu lui annoncer qu'il vient de gagner au grand Sweepstake intergalactique, et qu'il doit venir avec lui au Centre y retirer son Prix. Carmody accepte. A l'autre bout de la galaxie, Carmody reçoit donc son Prix (et quel prix !), mais ensuite... personne n'a envisagé son retour à la maison. Comment ce petit factotum insignifiant va-t-il rentrer sur la Terre ? D'autant plus qu'il ne suffit pas de remettre les pieds sur la Terre "Où", c'est-à-dire la terre à l'endroit où elle se trouve, mais aussi la terre "Quand", c'est-à-dire au bon moment, et enfin la Terre "Quelle", la bonne terre, celle de Carmody. Et le temps presse : perdu dans l'espace, Carmody est poursuivi par un prédateur généré spontanément, selon la loi de l'Univers qui veut que toute créature possède son prédateur, dans le but exclusif de manger du Carmody. Une course contre la montre s'engage.
Ce livre, je l'ai lu à l'époque une bonne dizaine de fois. Ce qu'il disait du monde, ce qu'il disait de l'humanité, ce qu'il disait du destin, sous ses dehors d'aimable aventure, me touchait profondément. Surtout la fin. Et puis, un jour, je l'ai prêté, je ne sais même plus à qui. Le je-ne-sais-plus-qui ne me l'a jamais rendu. J'étais bien triste.
Il y a quelques mois, lors d'un festival de la SF, bien connu par chez nous, je retrouve "la dimension des miracles" sur l'étal d'un bouquiniste. Je soupçonne même, compte-tenu de certain pli, certaines usures singulières, qu'il pourrait s'agir du mien, revenu sous mes yeux au terme d'un périple indicible. Je l'ai donc acheté et relu, à haute-voix, pour la délectation de ma douce. J'ai retrouvé Carmody, l'ai découvert plus bavard que je ne pensais, mais l'émotion était toujours là.
je n'ai jamais rien lu d'autre de cet auteur, redoutant qu'il ne se répète dans ses autres livres.