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Poisson noir

Il m’avait fallu choisir à l’époque entre ces deux galeristes. C’est idiot, j’aurais pu ne pas le faire, mais je m’y sentais obligé, comme quand un couple d’amis se sépare ; et c’était un peu le cas. Associés d’abord, Marc et D. se disputèrent et Marc créa sa propre galerie, tout près de celle qu’il partageait avec D. auparavant, manifestant ainsi une volonté d’en découdre -par delà la soudaine inimitié- sur le terrain économique. J’étais un ami de longue date de Marc, je choisis de continuer d’exposer chez lui. Mais mon histoire n’est pas celle-ci.

J’ai toujours passé d’agréables moments avec Marc et avec Gaby, son épouse. Ils formaient un couple attentif, accueillant et sûr en affaires ce qui, pour un artiste incessamment en délicatesse avec les forces de l’argent : banques, commerces et fisc, n’est pas négligeable. Les discussions du soir, une fois les matières économiques rapidement passées en revue, s’attardaient sur les autres artistes, l’art en général, la vie et la mort.

Marc perdit son père et nous fûmes quelques semaines sans nous voir. Et puis, Gaby m’appela pour m’inviter chez eux. Elle répondait ainsi aux lettres de sympathie que j’avais adressées à Marc, quelque temps avant. Marc n’allait pas mal ; il se remettait. Il m’apprit que, la veille du décès de son père, il avait fait un rêve où ils étaient ensemble à la pêche, au bord d’une rivière qu’ils fréquentaient pendant son enfance. Le rêve avait basculé dans le cauchemar quand son père saisit quelque chose, et retira de l’eau un lourd poisson informe, monstrueux, à la fois noir et comme cuirassé. Marc se réveilla sur cette vision affreuse qui le laissa angoissé la journée entière. Le soir, on lui apprenait que son père allait très mal. Quand il arriva à l’hôpital, distant d’une centaine de kilomètres, il était trop tard.

La vie reprit son cours. La galerie de Marc proposait infatigablement une demi-douzaine d’expositions par an. De l’extérieur, il semblait que tout allait bien. Même moi, l’un de leurs proches, censément au fait de leur train de vie, j’étais dans l’illusion d’un couple à qui tout réussi, qui voyage et multiplie les bonnes affaires. Ils lancèrent une galerie à New York. Un fétu de paille. Les difficultés commencèrent à se faire sentir ; les artistes eurent de plus en plus de mal à se faire payer. Pour moi, il se trouve que j’étais passé à autre chose et, par chance, je n’exposais plus, ce qui m’évita de me fâcher avec Marc. Il y eut des rumeurs de ruine. Le galeriste voisin et ancien associé, D., se comporta de façon correcte. Il ne jeta pas d’huile sur le feu, énonçait sans amertume des regrets quant à leur mésentente qui avait nui à tous deux, et finirait par emporter le moins pertinent, à savoir Marc.

Un soir, revenant de chez un de ses artistes, Marc manqua un virage et se tua. On parla, compte tenu des problèmes financiers bien connus, de suicide. J’étais persuadé qu’il n’en était rien et, par la suite, j’essayai de protéger Gaby de telles insinuations. Malgré tout, il fallut fermer la galerie et je vins plusieurs fois lui donner un coup de main. Elle était épuisée, effondrée bien sûr, mais Gaby tenait le coup. Je me rendis compte que je n’avais pas mesuré la force de ce petit bout de femme, tant elle vivait dans l’ombre de son mari. Un soir, tandis que nous classions des dessins, je découvris une grande mine de plomb. Gaby était à côté de moi à ce moment. Cela représentait un énorme poisson, monstrueux, difforme et noir, gueule ouverte sur une sorte de cri. Une force terrible. J’en étais abasourdi. Gaby m’expliqua : « C’est ce dessin que Marc est allé chercher le jour de l’accident. »

(d’après une histoire vraie).

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