On avait pris pour moi des décisions radicales. J'avais été médiocre et distrait, au lycée. On soupçonna des complices néfastes, des influences dont il fallait me délivrer. On me plaça dans une institution religieuse. Un endroit où, véritablement, la bêtise cléricale triompherait de mes tendances à déborder des cours par l'imagination. Je laissai du même coup celle que j'aimais tellement que nulle déclaration n'avait franchi mes lèvres et qui, donc, n'a jamais su. L'internat qui désormais, m'interdirait la semaine le retour à ma chambre douillette, ses livres et ses jeux, avait des allures de cataclysme, et mon arrivée là-bas, un goût d'exil. L'institution, fleuron de l'architecture religieuse du XVIIIème, présentait d'abord aux condamnés une monumentale gueule de pierre, garnie d'une grille forgée dans les temps bibliques par Tubalcaïn. Pour l'ouvrir, le gardien pliait l'échine, plantait ses talons dans l'allée de terre, et repoussait le monstrueux battant en soufflant. L'hiver venu, il imposerait la manœuvre aux jeunes forçats, exigeant en se frottant les paumes, qu'on aille plus vite.
Derrière la grille, s'ouvrait une cour de gravier renouvelé chaque année. La cour était flanquée d'un bâtiment des années 50, béton greffé sans âme à la superbe bâtisse de pierre d'origine. Le corps initial de l'institution était ce monument magnifiquement proportionné, que composaient quatre étages vertigineux, sur lesquels se hissait encore une toiture d'ardoises extrêmement pentue. Les simples élèves que nous étions, pourtant totalement incultes en architecture, passions de longs moments à admirer la sobre puissance de la bâtisse, à nous interroger sur sa construction, le tour de force dont elle témoignait. A l'intérieur, les salles de classe présentaient la même austérité pieuse, les mêmes proportions écrasantes. Pas un plafond à moins de trois mètres au delà de nos doigts tendus, d'immenses fenêtres pénétrées de froid, d'interminables couloirs carrelés et deux énormes escaliers aux extrémités du bâtiment. A leur sommet, au prix d'une ascension de pèlerin, les internes essoufflés déposaient leur cartable et regagnaient leur couche.
A mes yeux, des têtes nouvelles flottaient dans les limbes des premières journées. Des visages, peu de sourires, des noms qui me deviendraient familiers. Une alternance de la lumière, le basculement du soleil par dessus le grand toit. La petite statue d'une sainte, plâtre niais exposé sur un muret bien en vue, la distribution de goûters et l'odeur de cire des escaliers énormes. J'apprenais, comme les autres nouveaux, à dormir dans la promiscuité de gosses plus crades que moi, d'enfants trop petits qui pleurent plusieurs jours de suite et de quelques somnambules. J'apprenais les déambulations sournoises du frère M. au milieu de la nuit. J'apprenais la fixité des jours semblables, qui paraissent ne pas se succéder. J'attendais, accroché immobile à une paroi sans fin. Les jours tombaient dans l'abîme, m'écorchaient au passage. Je me fis des amis -ou plutôt des copains. Aucun qui partageât ma passion pour le surfer d'argent mais plein de types épatés par mes connaissances en mythologie.
Le froid, dur et tenace comme un étau, avait le même effet mécanique sur nous. Il nous rentrait la tête dans les épaules. Nous étions tous plus ou moins diminués de quelques centimètres dès que nous quittions le tiède refuge du dortoir pour descendre à la cantine. Puis nos vertèbres se tassaient encore lorsque nous sortions dans la cour. Entre les murs, la bise s'insinuait, mauvaise et pénétrante. Nos épaules se soulevaient d'un cran, nos visages disparaissaient d'autant plus pour certains que d'énormes écharpes avalaient comme un prépuce le gland de leur tête. La cour ressemblait alors à une bizarre fourmilière d'insectes étêtés. Frère M. déambulait au milieu de cette agitation, hautain et lent, le béret petit et l'écharpe ajustée. Seul pour contenir la cinquantaine d'insoumis que nous étions censés être, il avait la bénédiction de ses supérieurs et des parents eux-mêmes pour nous discipliner. Je le trouvais stupide et cruel. Je pense maintenant qu'il était seulement obéissant. Religieusement obéissant. Ce qui confine pour moi à la sottise, mais n'en est pas l'inévitable corollaire. Frère M. ne plaisantait jamais, il était de ces régressifs auxquels on n'a pas su dire que tout n'est pas forcément sérieux. Sous sa férule, les internes les plus timides s'aplatissaient davantage et, bien sûr, les plus retors faisaient exactement ce qu'ils voulaient. A qui présentait le visage lisse des chérubins, tout était possible.
Commentaires
Ton texte se passe de commentaires...
Tant pis, le mien est motivé par mon admiration.
Si en plus tu ajoutes de la (bonne) poésie à ton talent....
Merci (je voudrais dire plus mais... gorge nouée)