Des petits cris pathétiques s'élèvent dans la rue. Les appels d'un chiot, ou un chien très jeune, oublié par ses maîtres dans un appartement. Ma douce, indignée, continue de travailler tout en maudissant des gens aussi cruels et inconséquents. La petite bête pleure et appelle, supplie qu'on vienne la délivrer, pendant des heures, c'est terrible. N'y tenant plus, ma douce se décide à parcourir la rue pour déterminer l'endroit précis du drame et exiger qu'on intervienne enfin. Et elle découvre un jeune type, faisant la manche, soufflant depuis des heures dans une sorte de flûte dont, manifestement, il ne maîtrise pas bien les accords.
choses vues
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J'allais à cette réunion comme un condamné monte à l'échafaud. Depuis plusieurs jours, je tentais de comprendre le point épineux qui avait motivé l'organisation de cette réunion, censée le résoudre. Or, je ne parvenais pas à saisir de quoi il s'agissait. J'entrevoyais vaguement le principe, mais impossible d'éclaircir précisément les tenants et aboutissants. Donc, j'entrais dans la salle, une vingtaine de regards convergeant sur moi, dans l'état d'esprit qu'on imagine. Une fois tout le monde installé, l'un des protagonistes, en face de moi, assez remonté, rappela les faits, provoquant dans l'assemblée des acquiescements attristés, voire irrités. Des phrases de condamnation fusèrent, accablant la direction de l'établissement dont je faisais partie, De qui se moque-t-on, c'est quand même un comble, dire qu'on en est là, etc. J'affichais une expression qui pouvait être lue comme de la compassion mais aussi comme une réprobation de propos aussi tranchés. Le rappel achevé, les regards braqués sur moi, on attendait une décision. Au moins une parole claire qui désamorcerait le litige, car litige il y avait. Je ne voyais toujours pas de quoi il était fait, mais bon. Après un immense silence, pendant lequel je conservais une attitude empreinte de solennité où mes auditeurs pouvaient, espérais-je, voir de la concentration et de la sagesse, je me décidais à prononcer quelque chose. « Et bien... » commençai-je, puis je pris le temps de remuer quelques papiers. Mon cœur battait à exploser, je suppose que de la sueur perlait à mon front. Je reposai les papiers, mon moindre geste scruté par vingt paires d'yeux vindicatifs. J'articulais finalement, de l'air las de qui s'étonne qu'on s'alarme pour si peu de chose : « Vraiment, je ne comprends pas pourquoi on... » et, miracle ! Une protestataire, à côté de moi, interrompt ce qu'elle croit être un appel à la patience : « Moi, je pense, dit-elle, que... » et la voilà exprimant une solution qui reçoit l'approbation de tous. Je prends un air contrit et résigné pour convenir : « Voilà, exactement. » Et la réunion s'acheva ainsi, à la satisfaction de tous et sur des congratulations que l'on m'adressa pour avoir été si compréhensif.
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3854
Nous avions eu une discussion assez animée sur l'Islam et le Coran, autour d'un café. Lui, jeune imam de belle figure, croisé souvent, presque un ami, disons une connaissance, en tout cas assez proche pour que l'on se permette l'un et l'autre de confronter nos idées avec franchise. Le débat passé, nous nous saluons dans la rue sur un dernier échange. Il regrette : « Si tout le monde était musulman, il n'y aurait pas de problème... » Je ricane : « Ah ben, en voilà une solution ! Mais par exemple, ma compagne et moi, nous sommes athées. Tu ferais quoi de nous ? Tu nous mettrais dans des camps, tu nous éliminerais ? » Et là, pas de réponse, pas un mot, je vois seulement passer sur son visage une expression qui signifie : « C'est ça. » Nous nous sommes séparés sur ce malaise. Je crois que j'ai vraiment appris un truc ce jour-là.
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3853
De ce milieu provincial qui méprise la littérature et adule la réussite (soit l'exact opposé de ma morale), me viennent, à chaque relation dans Le Figaro, des saluts, des félicitations, des appels du pied. J'aimerais juste qu'ils poussent l'enthousiasme jusqu'à me lire, et saisissent alors comment je peux recevoir l'artificialité de leur intérêt soudain. Mais faut pas rêver.
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3850
Tu traînes toute la journée un dégoût de tout qui t'accompagne encore la nuit et jusqu'à l'aube. Ce qui te laisse le temps de chercher la source de cet accablement. Tu revisites les moments de ta journée, et tu la trouves, finalement, dans cet extrait de reportage au sein des mouvances d'extrême droite, quand une jeune femme de « génération identitaire », attablée dans un bar, prône la violence et le combat de rue à un reporter infiltré, en caméra cachée. Ce que tu es sensible, tout de même !
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Un indice pour reconnaître un vrai professionnel, quel que soit son domaine de compétence : il est indulgent avec les amateurs.
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Pour rehausser mon écran d'ordinateur, je l'ai posé sur deux tomes de « Histoire générale des littératures » et quand j'ai besoin d'un détail sur un genre, l'écrivain d'un pays, je vais sur Wikipedia. Je ne sais comment mieux illustrer le triomphe du numérique sur le papier. Et n'allez pas croire que ça me réjouisse.
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Hier soir, une amie, lectrice par ailleurs de mes romans, me faisait un retour de sa découverte de "J'habitais Roanne", un texte hybride, entre érudition un peu obsessionnelle et autobiographie, publié en 2011. L'originalité de son retour est qu'il est un enregistrement vidéo. Elle lit les passages, commente, évoque... c'est troublant, agréable, intime et efficace (les passages défilent sous mes yeux, en même temps que la voix discourt, bel effet de présence et de plongée dans le texte). Le premier passage qui l'a bouleversée, parce qu'il lui a rappelé une expérience personnelle, est celui qui suit. L'écoutant, je me suis dit que je pouvais opportunément en faire l'objet de mon billet du jour. Alors voici :
"Au collège, les garçons étaient grossiers, les filles inaccessibles. J'appris un nouveau vocabulaire et je découvris, au milieu de foules d'enfants qui dépassaient mes capacités de compréhension, l'amour, l'amitié, la lutte contre les plus forts pour l'honneur, et surtout le racisme. Une conception du monde tellement éloignée de celle qu'on m'avait enseignée que, la première fois que j'y fus confronté, je ne compris rien à sa manifestation et ne la reconnus donc pas. Il y avait dans ma classe une fille plus brune sans doute que les autres, dont le nom sonnait différemment aussi. Mon peu de fréquentation du genre humain ne m'avait pas averti que ces nuances avaient la moindre importance. Des garçons, à côté de moi, plus précoces, mieux renseignés par leurs parents, le savaient, eux. Dès le premier cours, ils commencèrent à lui donner de petits coups de stylo dans le dos, à l'agacer, caressant ses cheveux dans une parodie obscène de séduction, l'appelant avec une vulgarité inouïe. Elle ne se retournait qu'à demi, les suppliait, ce qui redoublait leur cruauté. Ahuri par une telle obstination dans la méchanceté gratuite, je leur demandai moi, d'arrêter. Plus étonnés que convaincus, ils obéirent. L'un d'eux (je me souviens de ton nom, toi, quel homme es-tu devenu ?), souligna son regret d'avoir à cesser de si bien s'amuser, par ces mots : « on va pas être gentils avec ces gens-là ». Ces gens-là. Ces gens-là ? Mais de quoi parlait-il ? Je ne comprenais pas le sens de cette formule. Qui étaient ces gens-là ? La fille me semblait surtout très jolie. Comment pouvait-on vouloir du mal à une jolie fille ; à une fille même seulement, cette humanité fascinante ? C'était hors de mes possibilités d'analyse."
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Je sais que dans ce monde gorgé de moraline les considérations qui suivent pourront agacer ou faire ricaner.
J'ai une immense admiration pour les films de Michael Hanneke. Tous sont des œuvres marquantes, révélatrices, sophistiquées et puissantes. C'est un grand réalisateur, indéniablement, et pourtant... Je dois dire que me sont de plus en plus insupportables les scènes ou des animaux meurent ou souffrent à l'écran, véritablement. Hanneke, par sadisme ou désir de bousculer, d'interroger la cruauté des spectateurs et les limites de leur complaisance au spectacle de la violence (autant de tentatives que je conçois et approuve, de la part d'un artiste), expose mort ou souffrance des animaux dans chacun de ses films. De mémoire : Caché, Un coq décapité, Happy end, un hamster empoisonné ; Benny's vidéo, un cochon est tué ; Septième continent, poisson rouge mourant asphyxié ; Funny Games, un chien battu à coups de balles de golf (mais je ne me souviens pas s'il y a ellipse...) ; Le Temps du loup : trois chevaux abattus et une chèvre égorgée ; Le Ruban blanc, un cheval percuté par un câble (quoique, dans ce cas précis, je soupçonne un trucage). Je ne supporte plus. L'âge peut-être, ou bien suis-je gagné par l'hypersensibilité de la société sur ces questions ? Enfin, si j'admets la démonstration du réalisateur, le procédé me révolte désormais. Car, au fond, on est en présence de créatures vivantes qu'on exécute ou torture pour délivrer un message dont elles n'ont que faire, elles. Des bêtes meurent pour choquer des gens ou questionner la séduction du morbide. C'est cher payé, je trouve. D'autant que la récurrence amoindrit l'effet. Ne reste que l'absurdité des faits : on a tué, devant une caméra, des créatures qui ne demandaient qu'à vivre. Une autre conséquence de ce phénomène, plus essentielle que des effets sur ma sensibilité personnelle, est le risque d'obsolescence des films de Hanneke. De même que les roulements de mécaniques et les répliques machistes à l'emporte-pièce de John Wayne rendent 'ses' films difficilement regardables aujourd'hui, il est possible qu'un jour toute la filmographie du réalisateur autrichien soit frappée d'une semblable ringardise à cause de ces quelques minutes de cruauté, que l'avenir jugera inexcusables. -
3825
Charmante amie, très croyante, bienveillante à l'égard de tous, adorable, elle part pour une lointaine destination voir sa famille, juste avant que le coronavirus n'interdise le transport aérien et donc, son retour. Résultat : elle reste deux mois de plus là-bas, découvre plus profondément ses lointains parents et leurs enfants. Une parenthèse riche et imprévue, qui lui apporte beaucoup, humainement. « Vous voyez, nous dit-elle pour nous convaincre une fois de plus de l'intelligence des arrière-mondes, quand je dis qu'il n'y a pas de hasard... » Loin de moi le désir de refroidir sa foi, mais tout de même : « Va au bout de ta logique.
- Comment ?
- Suis ta logique jusqu'au bout : Il n'y a pas de hasard, Dieu a veillé à ce que tu restes plus longtemps avec ta famille ?
- Et bien…
- Dieu a donc lancé une pandémie sur l'humanité, fauchant plus de 300 000 innocents en quelques mois, juste pour que tu passes de bons moments avec tes neveux et nièces ?
- ...
- Il est vraiment sympa. -
3817
Je vénérais les femmes. La première fois que des représentantes du genre ont brusquement anéanti mon credo, je n'avais guère plus de dix ans. J'écoutais une conversation entre un monsieur et des collègues à lui, des petites fonctionnaires dont je ne savais qu'une chose : elles étaient jolies et gentilles. Il y avait une pose casse-croûte au mitan d'une journée consacrée à marcher dans la campagne. Notre groupe, dont mes parents, était attablé dans une auberge. Les conversations allaient, entre deux mastications et rires, j'étais entouré de femmes, j'étais bien. Entre alors un homme, massif, visage brûlé par la vie du dehors, semblable à mon père, une parenté de constitution en tout cas. L'homme salue mon père, justement, et le reste à la cantonade. Il s'en retourne après quelques mots anodins. A peine est-il reparti que le monsieur qui discutait avec ses collègues hoche tristement la tête : il connaît l'homme qui vient de passer « Un pauvre type, il vit comme un sauvage. Faut voir son jardin : il laisse les bêtes aller là-dedans. Même les hérissons... » Je ne comprenais pas, je trouvais ça très bien, moi…. Et là, je vois se contracter les frimousses des si jolies femmes en une moue laide et dégoûtée. « Beurk. » Décidément, c’est un rustre, ce péquenot, laisser des hérissons se promener dans son jardin ? (Je suppose qu'à l'époque on les pensait nuisibles. Je ne sais pas). Qu'un jugement aussi brutal et stupide fût reçu et conforté par celles qui, pour moi, étaient à la fois le substrat et la cime de l'humanité, qui alliaient la beauté, la douceur à l'élégance, à la bienveillance, provoqua en moi un cataclysme. La leçon que j'en tirai, après des années de réflexion autour de ce seul indice, fut que idéaliser qui ou quoi que ce soit, n'est rien d'autre que se préparer à la désillusion.
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3814
Il y a des années de cela, j'ai signé une pétition pour la défense des droits des homosexuels dans je ne sais quel pays où leur vie est menacée. Depuis, l'association à l'initiative de la démarche m'envoie régulièrement des alertes sur les agissements de tel ou tel politique ou telle contrée, hostile (mortellement hostile) aux homos. Je pétitionne systématiquement. L'ONG m'adresse aussi, naturellement, des appels aux dons. La nature de ces appels m'intrigue : ils sont rédigés selon une terminologie et un ton qui sous-entendent que je suis, moi aussi, homo. Comme s'il leur était difficile de concevoir qu'un hétéro puisse compatir et s'indigner du sort fait aux autres, quels qu'ils soient. Femmes pour les féministes, noir pour les noirs, musulman pour les musulmans, juif pour les juifs, etc. Même là, les distinctions (implicites, non déclarées mais tout de même) opèrent. C'est à désespérer.
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3813
Nous sommes comme des élèves assis sagement dans une classe, écoutant des professeurs connus ou inconnus, dont on ne peut distinguer le légitime de l'opportuniste, se disputant en meute la même estrade, tous vociférant, convaincus, dans un brouhaha indescriptible qu'il nous faudrait trier pour en déduire une leçon. Qu'on ne s'étonne pas de nous découvrir sourds, désemparés, inaptes, et plus attentifs à celui qui crie le plus fort.
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3812
Un ami écrivain au superbe parcours me confie le constat qu'il fait de son impuissance littéraire. Sans effroi, sans tristesse, il voit simplement qu'il n'a plus rien à dire. Même, le refus de son éditrice sur son dernier manuscrit sonne pour lui comme une libération. Il ne se sent plus obligé de proposer des textes. Mon rôle serait de le contredire, de le pousser à écrire encore, il est impensable qu'un auteur comme lui 'sèche' soudain ou se complaise dans le mutisme. Mais je comprends si parfaitement son état d'esprit, que je me contente de compatir, de lui souhaiter ce si paisible silence, ce repos de l'âme que seules nos manies d'écrivant combattent et rejettent. Un écrivain refuse souvent d'admettre qu'il ferait mieux de se taire. Je rends hommage à ceux qui ont le courage et la modestie d'accepter ce verdict avant que ce soient les lecteurs qui le lui imposent.
A qui le tour ?
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3809
24 heures après les déclarations de Trump, une trentaine de cas d'intoxication au détergent dans le pays (source : Le Canard enchaîné). Et dire qu'il ne croît pas au darwinisme…
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3796
Mes idées stupides :
En cours de Physique-chimie, tenter de tordre le tuyau du robinet, au dessus de la paillasse, en sous-estimant :
1- la rigidité du robinet
2- la solidité de la base du robinet
3- l'impact d'un jet d'eau d'1 mètre, surgit au milieu de la classe. -
3795
A cette saison, chaque matin est un ravissement. Le plus grand de nos cerisiers est en fleurs et sa voûte blanche, parfaitement dessinée, cueille la lumière et s'expose dans toute sa splendeur au moment où je tire les rideaux.
Pourquoi éprouve-t-on la beauté, que signifie qu'elle soit bonne, d'où vient cette sensation, cette émotion née au contact de l'équilibre et de l'éclat ? Quelle nécessité de l'évolution a produit cette disposition à s'émerveiller ainsi, sans effet sur l'efficacité de la chasse, la connaissance des fruits, les caprices du ciel, le savoir des migrations… ? Pourquoi et depuis quand sommes-nous des créatures avides de beauté ? C'est peut-être cette propension qui nous sauvera de tous nos autres penchants.
Ou bien, comme ce matin je réalisai que les fleurs tombaient déjà, que la forme blanche allait disparaître, je me dis que peut-être, le sentiment de la beauté est lié à son caractère éphémère. Que c'est sa dimension tragique qui nous saisit. Sans l'imminence de la fin, point de beauté. Demain matin, l'arbre aura moins de fleurs, l'enchantement s'amoindrira, deviendra autre. Et, je sais aussi que, de savoir regarder et m'attarder là-dessus, m'améliore. -
3794
Leurs idées stupides :
Un copain qui décide de s'arracher une dent tout seul, à la tenaille, après une rasade de whisky, façon cow-boy. L'incrédulité du dentiste, trouvé en urgence, qui a dû réparer les dégâts...
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Mes idées stupides :
Apprendre à mon fils âgé de dix ans, à faire démarrer la voiture dans la courte allée qui mène au garage, sans lui avoir d'abord appris à freiner.
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3786
Mes idées stupides :
Céder au caprice de ma future femme et me costumer pour une soirée. Peu habitué, ne pas prévoir d'autres fringues. Donc, rentrer dans la nuit en traversant la ville, habillé en Chinois, chaleureusement salué par quelques noctambules, excités par ma grande robe à fleurs et ma longue natte.