Quand les deux humoristes de France Inter ont été virés, ma douce m’a dit : « Et tu verras, le pire : c’est que certains seront d’accord ». Je ne sais pas si c’est le pire, mais en tout cas, le mail récent d’un ami nous apprenait qu’en effet, lui au moins s’en félicitait. Plusieurs arguments venaient appuyer son opinion, et ils méritent de s’y arrêter avant d’aller plus loin.
D’abord, il dénonce un effet de « peopolisation » des humoristes (il évoque surtout Guillon, ne connaît pas Didier Porte -dommage) et l’idée selon laquelle, parce qu’il vient de la télé, un humoriste se croirait plus qu’il n’est et s’arrogerait une importance qu’il n’a pas. Je voudrais dire à Georges (l’ami en question) que c’est probablement le talent de l’humoriste qui l’a mené à la télé et à une certaine notoriété, et non l’inverse. La diatribe interpelle ensuite directement les destinataires de son mail : « Ils vous fait rire, vous, Guillon ? ». Définir ce qui est drôle ou pas n’entre pas dans mes compétences, mais à titre personnel je peux dire que, oui, Guillon m’a fait rire plus d’une fois. Sa vulgarité a pu me gêner et certains traits m’ont fait grincer des dents, mais il faut tenir compte de plusieurs aspects : d’une part, les billets qui font polémiques sont les portraits les plus « limites » qui causaient les « buzz » du Net, et qui formaient un arbre cachant la forêt de chroniques quotidiennes, pas forcément aussi dures chaque fois ; d’autre part, je me souviens de Coluche parlant de Lecanuet ou de Thierry Le luron tapant sur Alice Sapritch, je me souviens de Hara Kiri, on ne peut pas dire que c’était du meilleur goût non plus. La France entière riait, sans complexe. Enfin, le patron de Guillon, Philippe Val, n’a pas été non plus un modèle de retenue et de délicatesse dans ses charges politiques.
Je sais ce qu’est une radio vulgaire. Chaque jour, en prenant le bus, le chauffeur nous gratifie des bruyantes mises en boîte des animateurs de NRJ. Ils ne seront jamais inquiétés par le pouvoir, qu’on se rassure : pourtant c’est d’une bêtise sans nom, d’une laideur et d’une bassesse qui donnent le vertige. D’ailleurs, cette notion de vulgarité est un lieu commun, utilisé si fréquemment qu’elle en perd son sens. Un lieu commun qui en vaut un autre : l’exemple vient d’en haut. Est-il plus vulgaire de charger à l’artillerie lourde nos élus les plus méprisants et les plus cyniques, que de monter au plateau des Glières, et de tourner le dos à un ancien résistant qui explique le drame déroulé sur ces lieux-mêmes, pour ricaner comme un débile avec une supportrice ? que de hausser les épaules et accabler un journaliste qui interroge sur l’affaire de Karachi et refuser de recevoir les parents des victimes de l’attentat ? que d’annuler une entrevue avec les habitants du 93 pour paraître, de nuit, entouré de flics au pied d’un immeuble ? Etc., etc. (les exemples sont si nombreux que Patrick Rambaud y trouve matière pour ses livres depuis trois ans, sans avoir à chercher. Une honte). C’est cette vulgarité que Guillon et Porte dénonçaient, chaque jour ou presque. Ce n’est pas agréable à entendre, parce que ça gratte là où le pays saigne. Il y avait un aspect non négligeable dans la hargne des chroniqueurs : l’exutoire. Les bouffons, près des rois, disaient des vérités insanes, ricanaient pour dégrader la noblesse hautaine au rang des simples mortels. Guillon et Porte nous ont vengés, souvent, ils ont laissé entendre aux élites que leur cynisme et leur avidité obscènes étaient visibles, ils disaient « le roi est nu ». Et c’était un travail nécessaire. Où se porteront les désirs de vengeance, comment se cristalliseront les souffrances dues au mépris des grands pour les petits, désormais ?
Revenons à notre ami, qui cite en exemple la verve des chansonniers, dont les textes seraient d’une autre valeur, selon lui. Je n’ai pas écouté ceux auxquels il fait référence mais qu’il me permette de douter, en tout cas de nuancer : un chansonnier, dans un spectacle, travaille des mois sur un texte, Guillon et Porte travaillaient au quotidien. Qu’il y ait une différence de qualité, je veux bien le croire. Je sais quant à moi que sur Kronix, l’exercice quotidien auquel je me livre m’interdit une littérature de bon niveau. Cela fait partie du genre. Donc, outre que les chansonniers et les humoristes d’Inter ne font pas le même métier, je doute aussi qu’ils explorent le même terrain. Si je rappelle mes souvenirs d’émissions de chansonniers, je revois Amadou et Mabille. Pauvres de nous. Amadou faisait des alexandrins (ce qui est relativement simple, mais fait toujours son petit effet), Mabille et les autres jouaient sur les mots, souriaient et piquaient. Mais à peine, « on est entre gens de bonne compagnie, n’est-ce pas ? Tout ça n’est pas sérieux ». Voilà : le tort de Guillon et Porte, c’est qu’ils ont pris leur travail au sérieux. Contrairement à ce qu’on pourrait croire, ils se font une haute idée de l’humour et de sa fonction dans la société. Ils sont de véritables analystes politiques. Ah, comme nos ministres préfèrent les piquants chansonniers, qui égratignent mais ne blessent jamais, qui ont compris, eux, quelles sont les limites à ne pas dépasser, aux féroces chroniqueurs de France Inter, qui tapent et dévoilent leurs vilénies ! Nous savons tous quel effet ravageur a l’humour, appuyé sur un fait. C’est de cela dont il s’agit. Désamorcer des bombes. Et nous voici donc aux frontières de ce qui peut se dire ou pas, c’est-à-dire que nous voici sur le terrain de la censure politique.
J’ai longtemps écouté les émissions de Jean-Luc Hees. J’aimais Synergies. C’était intelligent, subtil, bien écrit. Les chroniques de Val étaient irrespectueuses, assez dogmatiques mais riches, propices à la réflexion. Une émission attendue. Les chroniques de Val agacèrent, la direction de France Inter à l’époque (sous Raffarin, en 2004) coupa l’enveloppe attribuée au chroniqueur. Les auditeurs ne s’en rendirent pas compte : en opposition radicale avec sa direction, Hees continua de recevoir Val, qui ne cessa pas de donner sa vision du monde, bénévolement. Plus tard (je ne sais plus quand), Hees fut congédié par Jean-Paul Cluzel (classé à droite) pour des motifs explicitement politiques. Hees plia bagage sans polémiquer et sans que les bonnes consciences de l’époque n’appellent au boycott. Voilà quelques éléments pour situer les deux hommes qui ont entrepris de licencier Guillon et Porte aujourd’hui. Vous comprendrez que tout jugement demande ici à être nuancé. J’ai beaucoup de respect pour Hees, et je veux le croire quand il déclare que sa décision n’est pas politique. Cependant, les circonstances, le type de nomination de Hees (directement par le président), les amitiés de Val et de la première dame, le fait que Didier Porte soit non seulement viré de la matinale mais aussi de l’émission « Le fou du Roi », constituent de lourdes présomptions. Et pour moi, alors qu’on cite en général Guillon comme « Le » politique du duo, je situe plutôt Didier Porte dans cette catégorie, car ses chroniques distillaient de l’info, plutôt que de s’acharner sur le tout-venant de l’aspect et sur la litanie commune des travers personnels, comme Guillon. De plus, Guillon avait, lors d’une ultime chronique, provoqué ouvertement son directeur et la sanction ne pouvait que tomber, si l’on veut s’en tenir à des considérations de l’ordre de la gestion d’entreprise et des rapports employé/patron. A mon sens, Porte n’a pas commis cette erreur. Il n’a fait, toujours, qu’un travail d’analyste politique sur le ton –évidemment sarcastique et féroce- de la charge humoristique. Il me semble que c’est particulièrement ici que nous avons affaire à une décision politique. Et je suis au regret, la mort dans l’âme, de considérer que l’éviction décidée par Val et Hees, est une décision de « polissage » politique. Pas forcément et pas directement faite à la demande du pouvoir, mais effectuée dans l’atmosphère d’une mise au pas généralisée de l’info. Pour autant, je n’oublie pas que, dans les mêmes matinales dont sont évincés les humoristes, Thomas Legrand poursuit son travail de révélateur et de contre-pouvoir ; qu’à un autre créneau, Daniel Mermet est encore à l’antenne. Seront-ils en place à la prochaine rentrée ? Nous verrons bien alors ce qu’il en est de l’immixtion du politique dans la presse de service public qui, rappelons-le, n’est pas la presse des élus, mais celle du peuple.