Moi non plus, j'aurais pas eu envie de passer ma vie à débiter des bouts de caoutchouc. Dans les années 70, le petit Bougel alors qu'il avait -combien ?- 17, 18 ans, s'est coltiné au boulot de l'usine. Assez pour apprendre la vie, pour savoir que, dans des coins du pays, dans des recoins de nos têtes, subsiste la lancinante nuit ouvrière. Et même si quelques boules de neige percent parfois la grisaille des jours incessamment pareils, on revient s'enchaîner au ventre des machines, respirer le noir de la gomme à pneu et de l'huile minérale.
Bleusaille, aux Pommarins, en Isère, tu commences dans l'atelier des femmes, tu plies tu déplies tu replies ; au passage tu saisis le joli sourire d'une petite arabe, le sourire s'éteint. Passent les cheftaines, t'es là pour bosser mon con. Après, tu rejoins les hommes, la consécration, les Machines, avec une majuscule virile. Les 3X8. Le vrai boulot dangereux qui sue, où tu peux à l'aise laisser une main. Les numéros des machines deviennent leur nom intime : 127, 90, 60... on les bichonne, on les sabote gentiment aussi, quand la journée tire à sa fin et qu'on s'octroie une petite réparation pépère.
Une plongée dans le monde ouvrier de l'époque ? Pas seulement : une traversée chez les lotophages abrutis de travail, dépourvus de lendemain. Et ce ne sont pas les grognes syndicales et les parties de foot qui vont changer les choses. Le vote ? Ça pourrait, mais combien de Français inscrits ? Le petit Bougel, oui, mais pas encore éveillé à la politique, il n'a pas voté. On l'engueule, il réalise, ça commence comme ça. En attendant le grand soir, les horaires vous rattrapent, la pointeuse vous ricane au nez. Gueule si tu veux, tu sais bien que tu vas y retourner, au taf. Le jeune homme va partir, il doit partir parce que ce train-train, cet aveuglement, ce racisme paternel, cet épuisement du corps et de l'intellect, il sait que ça va le bouffer ; il part. Il fait ce que les immigrés venus d'Italie, d'Algérie, de Turquie, du Portugal et d'Espagne ou de la vallée d'à côté ne peuvent pas faire, ne savent pas faire : il laisse tomber. (« Oh, qu'est-ce que tu fais, là ? » « Je m'en vais ». Pas plus compliqué). Veut vivre, point.
L'écriture de Bougel sonne, cogne, son argot passe à tabac ou donne des bourrades amicales dans les côtes. Les phrases sont des îlots secs aux parois abruptes. Et ça râpe, ça craque, ça regimbe, ça rigole, ça vit. « Les Pommarins » se lisent d'un coup, comme on siffle un canon, comme on pousse une gueulante, comme on lève le poing. Sans illusion, mais tout de même.
Les Pommarins. Hervé Bougel. Éditions Les carnets du dessert de lune, 2008. 10 €.
Commentaires
ça donne envie. De donner un peu de travail au libraire du coin, également.
ben dis donc mon pote …
eh bé !