Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

  • Le feuilleton de l'été

    Pieds nus sur les ronces - 9

     Ainsi, les rituels de la grande maison organisaient les jours, formaient les coupes et les coutures dans quoi les esprits se meuvent et s'isolent. Le prêt-à-porter des habitudes. Syrrha ne redoutait pas la routine et son emprise. Au contraire, sa jeunesse chaotique, son enfance sans guide, lui faisaient rechercher l'apaisement du cadre, le contrôle. Ses romans étaient empreints de cette quête. Les conflits qu'ils décrivaient se faisaient toujours contre une norme quelconque (norme qui pouvait être d'un complet dérèglement, n'étant que celle des autres), et cette norme l'emportait. Par la mort ou l'amour, les protagonistes et les conflits trouvaient une résolution et une certaine paix. Syrrha avait appris que les nourrissons d'autrefois, serrés dans leurs langes comme des paquets, dormaient mieux, pleuraient moins, étaient moins anxieux que les bébés modernes qu'on laissait libres de leurs mouvements. Le confinement des langes devait leur rappeler celui de la poche amniotique. Elle avait trouvé dans ce phénomène la justification physiologique des règles dont elle cherchait à s'entourer, et qui l'incitaient à se rapprocher des hommes et femmes autoritaires, d'un certain âge, ayant de l'expérience, des personnes susceptibles de donner des conseils, de l'assagir, de contenir ses envies – elle se méfiait de ses envies. Cependant, elle supportait mal les conseils donnés sans bonté. Il fallait qu'elle devine chez le mentor qu'elle s'était choisi, outre la profondeur d'une réflexion, le bien qu'il lui voulait. Alors, elle suivait sans regimber les avis qu'elle avait sollicités, malgré les contraintes que cela pouvait occasionner. Quelle conscience avait-elle de ces remuements intimes ? Ils affleuraient au niveau de sa perception – Syrrha se connaissait bien – mais il lui arrivait d'exagérer leur influence. Ainsi voyait-elle dans le désarroi qu'elle avait ressenti au spectacle de l'abbaye détruite, un effet de son besoin de contraintes et l'égarement qu'elle éprouve chaque fois qu'un cadre établi se désorganise. Elle savait aussi qu'un tel raisonnement était un peu court, et cette lucidité lui montrait avec dureté que son affolement et sa démotivation pouvaient bien ressortir en vérité de la simple paresse. Quand ils n'ont pas de cadre et qu'il en faut un, certains le fabriquent, une question d'énergie et de patience, de volonté. De discipline. Après le petit déjeuner Syrrha remontait dans sa chambre, s'installait au secrétaire en ronce de noyer, ouvrait carnets de notes et ordinateur, déployait ses feuillets volants infusés de lignes raturées, appariés en paperolles proustiennes, et se mettait au travail. Elle étalait près d'elle et sur le sol par manque de place, les plans esquissés de la maison, les croquis annotés dont elle espérait qu'ils seraient un palliatif aux plans de l'abbaye. Hier soir encore, en poussant plus loin dans le couloir de la salle de bain jaune, Syrrha avait découvert une pièce vide augmentée d'une alcôve, avec un plancher marqueté superbe qui les unifiait. Le plan de son étage, au delà de sa chambre, s'élevait en précision, dérangeait les limites des premières feuilles arrachées à son calepin, débordait sur des papiers plus grands, jointoyés au ruban adhésif. Il y avait de nombreuses retouches, des repentirs gommés, des contours repris à l'encre quand elle avait vérifié les dimensions des espaces relevés. Elle observa longuement le bout-à-bout dépareillé qu'elle avait maintenant déployé sur le lit. Le plan prenait forme. Les couloirs et les pièces projetaient leurs angles sur toute la longueur du lit, les traits multipliés rendaient lisible une logique, une description cohérente des espaces, des accès, des juxtapositions. Sur le patchwork de papier, le schéma faisait un T majuscule dont la base s'appuyait sur la cage du grand escalier qu'elle empruntait chaque matin.  Ensuite, à partir de sa chambre, l'une des premières distribuées par le couloir, la verticale du T, ce qu'on nomme le fût de la lettre en terme typographique, supportait les greffes de nombreuses pièces de taille modeste, sans doute aménagées dans des salles plus grandes. Le point de croisement de l'horizontale du T (la traverse en typographie) avec le fût de la lettre, s'arrondissait et s'élargissait en une sorte de rotonde absurde, sur-dimensionnée, qui donnait accès à trois couloirs dont un, muré, aurait constitué s'il avait été ouvert le prolongement de la verticale du T et aurait déterminé au final, Syrrha en était convaincue, le dessin d'une croix aux branches de même longueur. Elle avait exploré la partie gauche de la traverse, qui donnait sur plusieurs pièces, et la droite, qui filait vers un escalier de service en colimaçon qui s'enroulait raide pour desservir un palier, ouvrant, après un coude et une chicane, sur un couloir sans éclairage, à la perspective inestimable. Le plan s'achevait là pour cet étage. Étrangement, quelque chose dans l'organisation de l'ensemble, ou l'impression de strates d'un passé marqué par la tristesse (une tristesse qu'elle reliait à l'outrance des lieux, une démesure forcément mûrie dans une solitude mégalomaniaque), lui inspirait de la mélancolie. À tout hasard, elle entreprit d'écrire cette mélancolie. Après une heure et sans relire, elle sut que ce n'était pas bon. Comme l'escalier, si l'on veut bien autoriser cette image facile, cela ne menait nulle part.
        Un peu avant midi, Syrrha abandonna. Elle considéra le plan sur le lit, ses pages animées de droites aux graisses variables, ses hachures malhabiles, les encres superposées. Elle passa la main sur les accidents du papier puis, sur une inspiration brusque, s'allongea sans prendre la peine d'enlever le schéma, déplié sous elle. Au moindre mouvement, elle le froissait, le déchirait. Mais le saccage l'indifférait, peut-être se vengeait-elle ainsi de son impuissance. Cela faisait un bruit frêle dans son dos, un contact désagréable. Elle se souleva, fut tentée de saisir un livre dans la petite bibliothèque puis se ravisa en constatant qu'il allait être l'heure de manger. Elle se prépara et sortit de la chambre. La lecture, se disait-elle en abordant l'escalier, est aussi une méthode efficace pour retrouver le chemin de l'écrit. Se placer dans un contexte, être entouré de littérature, d'auteurs intéressants comme des amis bienveillants qui encouragent. Cet après-midi elle irait s'installer dehors, sous un arbre, sur un de ces bancs qu'elle avait repérés dans le parc, pour lire.