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Le feuilleton de l'été

Pieds nus sur les ronces - 10

 

Lire devrait être l'activité la plus répandue à Malvoisie, si l'on considère le nombre d'ouvrages qui s'y trouvent, partout. Mais je vois que chacun s'obstine à trouver mieux à faire, et je ne fais pas exception. J'ai croisé Monsieur Alexandre dans la salle où trône une table de billard (monumentale, comme le sont généralement les meubles ici). Un endroit que j'aime bien, que je trouve reposant. C’est au rez-de-chaussée, du côté Est, la salle où le jour entre le plus crûment à cause de sa grande verrière. Mais la force du soleil y est immédiatement dispersée par une herse de plantes en pots, dressée contre l'appareil de vitres. Des dizaines de plantes, peut-être une centaine. L'arrosage occupe Mina pendant près d'une heure chaque matin. Cela va des grands ficus dont le chef heurte le plafond, aux mousses charnues et odorantes entretenues au sol dans des découpes du carrelage. Il y a du bambou, des arums, des fougères, des palmiers, des azalées, des bégonias, des philodendrons et d'autres plantes que je ne connais pas. Quand le soleil donne en plein, le matin, la vigueur des feuilles et des tiges filtre les rayons et asperge le mur opposé d'un miroitement de particules adamantines. Et sur ce mur, justement, comme mouillés de ces scintillements, se trouvent les livres d'une bibliothèque. Car dans presque chaque pièce de Malvoisie, il y a au moins une bibliothèque. Alexandre Cot faisait des aller-retours entre la table de billard et la bibliothèque qui tapisse toute la hauteur du mur. Son fauteuil alternait accélérations et décélérations électriques quand il prenait un livre sur un rayon, le mettait sur ses genoux, faisait demi-tour, puis se dirigeait vers le billard pour poser le livre sur le velours vert. Quand je suis arrivée, il y en avait une petite pile. En me voyant entrer, il a stoppé sa machine et désigné la table : « C'est un billard français. On le distingue du billard américain parce qu'il n'a pas de trous. J'y jouais souvent, je n'étais pas mauvais. » J'ai compris que c'était une manière pour lui de dire qu'il n'avait pas toujours été reclus dans ce fauteuil. Je lui ai proposé mon aide. « Vous ne devriez pas écrire ? » m'a répliqué Alexandre avec son air de petit elfe. Il m'attendrit. J'ai soupiré et dit, encore une fois, que je ne parvenais à rien. Autant m'occuper. Alors, il s'est retourné vers la bibliothèque en jetant cette phrase par dessus son épaule : Faites un livre ou nous vous casserons la tête. Dans le bruit du moteur, je n'étais pas sûre d'avoir correctement entendu. Pardon ? Monsieur Alexandre ne m'a pas répondu tout de suite, il m'a demandé de saisir un livre sur un rayon hors de portée pour lui. Celui-ci ? Celui-ci ? Il a acquiescé quand j'ai touché la bonne reliure. C'était une reliure de cuir brun, patinée, rehaussée de dorures à chaud, qui faisait du bien dans la paume, un ouvrage ancien, peut-être dix-huitième mais je n'y connais rien. Je le lui ai tendu en lui demandant de répéter sa phrase. Un grand sourire enfantin lui déformait la moitié du visage. Ses yeux pétillaient de cette malice que j'ai déjà remarquée chez lui. Il a repris doucement en articulant « Faites un livre ou nous vous casserons la tête » et m'a expliqué que cette phrase était la première d'un livre méconnu, mais génial, d'un auteur guère plus renommé que son œuvre : Le Bauld de Nans. L'incipit du Livre fait par force. Excellent début, excellent titre, non ? J'ai admis que oui, mais... Alexandre caressait le volume qui venait de rejoindre le haut de la pile, en me regardant « Le narrateur est enlevé sans explications et se retrouve dans un château, une pièce meublée, un peu comme votre chambre. On lui ordonne d'écrire un livre. Il sera nourri, on répondra à toutes ses sollicitations, sa seule obligation est d'écrire. Le sujet, la longueur, le genre et la manière n'importent pas. Il sera prisonnier tant que son ouvrage ne sera pas achevé ». « Et ça marche ? » Je crois que le résultat final reste inconnu du lecteur, hors le titre si je me souviens bien, un essai philosophique dont on ne saura que cela, m'a concédé Alexandre. En tout cas, ça donne un des textes les plus réjouissants du dix-huitième siècle. Très iconoclaste, très riche, très drôle, très original. Très moderne. Je me dis que vous devez vous sentir comme le héros du Comte Le Baud de Nans, sommé de produire de la littérature, mais désemparé face à cet ordre inacceptable. « C'est inacceptable, selon vous ? », le mot m'avait heurtée. Il me fixait, j'étais gênée de rester debout face à lui, cela l'obligeait à tordre le cou depuis son fauteuil « Illégitime, en tout cas » c'était une correction, il a secoué la tête pour me faire comprendre que inacceptable était indu, à la réflexion. « Illégitime, voilà. Enfin, vous êtes la seule à avoir le pouvoir de donner quelque légitimité à un tel ordre. » Estimant peut-être avoir outrepassé son devoir de discrétion, il a désigné la pile de livres « Je peux emporter ces livres tout seul, mais si vous n'avez rien de plus urgent à faire, vous pouvez vous joindre à moi. Je travaille dans ma bibliothèque. » Aucune urgence et j'adore la bibliothèque d'Alexandre, j'ai accepté avec reconnaissance.

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