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Le feuilleton de l'été

Pieds nus sur les ronces - 11

 

  Sans ce lieu particulier, il est probable que Syrrah aurait renoncé plus tôt. Non qu'elle eût jamais fantasmé une sorte de présence tutélaire et bienveillante émanant des livres, suffisante pour la retenir ici, mais Syrrha devinait une relation entre cette vaste bibliothèque et la fécondité supposée de Joël Klevner. En elle, une irritation se manifestait, une démangeaison sur ce point, qu'il lui fallait absolument soulager et qui lui imposait pour ce faire, de rester à Malvoisie. La bibliothèque d'Alexandre formait entre ses parois compactes un quadrilatère de belles dimensions et élevait ses registres de reliures multicolores sans interruption jusqu'à une corniche, à quatre mètres de hauteur, où de maigres ouvertures distribuaient un peu de jour. Au milieu de la salle, plusieurs tables de travail fichées en leur centre de lampes à monture de cuivre et globes de verre. Dans les angles, des lutrins supportant des ouvrages énormes, lourds comme des pierres. Il y régnait une odeur fanée un peu sucrée. Le vieil homme entra en chantonnant, déposa ses livres et demanda à Syrrha de ranger ceux qu'elle avait portés à côté des siens, sur la longue table centrale. « Tout ce savoir mort, hein ? » dit-il. Syrrha ne sut que répondre, voulut dénier, ou sourire comme si Alexandre avait glissé une plaisanterie, mais elle ne put que rester inerte, traversée par l'idée qu'il disait vrai. Elle devina qu'il acceptait ce deuil, n'y trouvait pas matière à tristesse et n'aurait pas conçu qu'un tiers puisse s'en affliger plus que lui. Alexandre Cot organisa les ouvrages sur la table, disposa stylographes, crayons, une pile de petits papiers découpés et plusieurs cahiers reliés, flétris par l'usage. « Je travaille sur des correspondances entre L’Iliade et L'Odyssée. Je prolonge l'idée de Fortassier reprise et complétée par Brunet, sur les constructions en miroir des deux ouvrages. J'ai trouvé des choses passionnantes. » Après un temps, il proposa à Syrrha de venir travailler ici. « Je suis silencieux, je ne vous dérangerai pas. Parfois, voir un autre travailler, ça aide. » Syrrah remercia et dit qu'elle y réfléchirait, se reprit pour dire qu'elle voulait bien essayer. Elle parcourut les rayons, glissa ses doigts sur le dos des reliures, retira un livre au hasard. « Combien de temps avez-vous mis pour les rassembler ? » Elle était de dos, vers un angle de la pièce et entendit le chariot manœuvrer. Alexandre se tournait dans sa direction pour lui répondre. Il fit un geste de sa main vieille qui hésitait « Une grande partie a été constituée par mes oncles qui avaient eux-mêmes hérité de la bibliothèque de leur père, un véritable érudit mon grand-père, un passionné, membre de l'Institut et de nombreux cercles scientifiques ou littéraires. Une histoire d'hommes comme vous le voyez, l'époque sûrement, on écartait les femmes, sans interdits cependant : c'était tacite. Mon père, lui, ne s'intéressait que médiocrement aux livres. Il les considérait d'abord comme un élément de décor. Il était architecte de formation mais il a poursuivi sa carrière comme décorateur pour le cinéma et le théâtre. Il s'est fait un nom et une fortune à Hollywood après la guerre. À la mort de son père, il est venu avec sa femme dans le pays, retrouver la fratrie et ses racines. Finalement, il a investi ce château qu'il a agrandi et décoré. À sa manière – son étrange manière. Et moi... » Il eut ce sourire d'elfe « Et moi qui aimais les livres et la lecture, j'ai organisé tout ça. J'ai complété, j'ai classé. J'ai continué d'acquérir des ouvrages. Oh, c'est assez empirique, mais enfin, l'ensemble n'est pas trop absurde. Les littératures étrangères sont presque toutes représentées, les disciplines scientifiques également, y compris les plus récentes, tant de choses. Mais enfin, ça ne vaut pas les capacités de l'internet, n'est-ce pas ? Tout ce savoir mort... » Syrrha fit mine de s'offusquer d'une déclaration qui lui semblait par trop artificielle, insincère. Vous aimez tout de même ces livres, ils vous passionnent, non ? Ils ont un intérêt, une substance ? Mais Alexandre soupirait, il ne voulait pas paraître exagérément blasé : « Oui, sans doute ». Syrrha devinait qu'il avait dépassé le stade de la vénération et concevait ses livres comme de vieux amis dont on rayera les noms, inévitablement, l'un après l'autre, dans l'agenda. « En fait, tout cela n'est pas essentiel, ou plutôt, s'il existe parmi les milliers de livres des milliers de bibliothèques à travers le monde, des ouvrages essentiels... Vous savez, l'empereur Qin, celui qui initia la construction de la grande muraille et qui a donné son nom au pays qu'il a réunifié, avait ordonné la destruction de tous les livres qui ne parlaient pas de médecine, d'agriculture ou de divination. C'était autour de 250 avant J.C., cependant, la Chine a poursuivi longtemps son chemin, n'est-ce pas ? Connaissez-vous le fatum librorum des anciens, le destin des livres ? Les Romains pensaient que malgré les désastres, les guerres et les destructions d'ouvrages systématiques ou accidentels, survivent les livres qui possèdent une vérité essentielle, disons les livres nécessaires. Ceux qui doivent être transmis sont ceux que le destin a épargnés. Cette idée me révulse, me hante. Mais elle me séduit. Elle donne du sens au fait que les œuvres de mon vieil Homère ont été sauvegardées. » Syrrha en l'écoutant, s'était déplacée devant les rayons et découvrit des romans récents, de l'année même. « Vos livres sont là, vous savez ? » s'amusa Alexandre, qui croyait avoir lu dans ses pensées, mais elle cherchait autre chose : « Il y a des livres de Joël Klevner ? » Elle se retourna, considéra le vieil homme, silencieux, qui la fixait sans expression. « Joël ne souhaite pas être publié. » Elle hocha la tête ; c'était une confirmation de ses hypothèses. « Vous avez lu son travail ? » dit-elle, avec une montée de salive acide qui empoisonnait les mots, elle sentit (avec colère, avec tristesse, déçue d'elle-même) la méchanceté sous la moindre syllabe, craignit qu'Alexandre ne la perçoive, mais il souriait toujours innocemment « Il n'aimerait pas que nous ayons cette conversation. » Il sourit encore, ç'avait été dit sans sévérité, avec de la tendresse. Joël est comme mon fils et je l'aime et je le respecte, il exige de moi une certaine réserve, je suis désolé, j'aimerais qu'il partage, j'aimerais qu'on le lise, je l'ai lu, mais il m'interdit d'en parler : voilà ce que Syrrha avait entendu dans la conclusion de monsieur Cot.

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