Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

Le feuilleton de l'été

Pieds nus sur les ronces - 25

 

     J'ai demandé à Alexandre qui était Ossian, hier soir. Je n'ai pas pu évoquer les voix dans le couloir, je ne m'en sentais pas le droit. Il m'aurait paru trahir un secret, comme dénoncer un clandestin. J'avais rejoint Alexandre dans sa bibliothèque avec l'intention d'y travailler, sans m'inquiéter de la présence possible de Joël. L'écriture me confère indirectement une protection, une aura, je me sens plus forte quand je suis lancée et puis j'admets que je change d'opinion sur Klevner, il ne m'est plus aussi incompréhensible. Hier soir, j'étais débarrassée de mes images cernées de pastilles noires, celles qui apparaissent quand je fais face au miroir et que je m'y obsède maladivement en répétant mon nom jusqu'au contresens, à la négation. J'étais bien. Peut-être parce que tout était soulagé dans les lignes sur le papier. C'est un raccourci : l'écriture n'est pas un défouloir. Pas seulement. J'exulte parfois par son biais, mais ce n'est qu'une amorce, le début ; ensuite, tout cela est élaboré, traduit, repris, retouché. Je ne me soigne pas par l'écrit, je ne fais pas de psychanalyse par l'écriture, je n'exorcise rien ainsi. Ou quand il m'est arrivé de le faire (j'admets que c'est arrivé), ce n'était pas très bon, une amorce disais-je, un prétexte pour projeter quelque chose de plus riche. Comme Francis Ponge décrivant un bosquet d'arbres et reprenant l'image jusqu'à ce qu'elle produise quelque chose, une musique intelligente. Donc, j'étais bien, sereine, j'avais replié entre les pages le pénible épisode de la dispute derrière la cloison.
    Qui est Ossian ? Alexandre a d'abord froncé les sourcils, intrigué, pourquoi cette question ? J'ai expliqué mon exploration méthodique, l'étage, la remise et ses cadres. Il n'a pas paru fâché. Perplexe, vaguement réprobateur peut-être, mais pas fâché. Il a soupiré, parcouru du regard les rayonnages comme s'il devait se raccrocher à la présence d'un ouvrage où il savait que le sujet était abordé pour en extraire, par la réminiscence de sa lecture, le savoir qu'il en avait retiré jadis. Mais tout est dans sa tête. C'est un faux littéraire, m'a-t-il dit. La presque totalité de l'intelligentsia de l'époque a avalé la mixture. L'époque, quelle époque ? (Il faut bien avouer ses lacunes). Le XVIIIe siècle. Ossian est – ou aurait été plus exactement – un barde écossais, auteur de nombreux écrits. Un poète anglais, un nommé McPherson, les a publiés. C'est une grande mythologie ronflante, que peu de gens ont lue depuis. (Alexandre a eu son sourire d'elfe) C'est assez insupportable. Et ce n'est qu'une invention de l'écrivain qui a dit avoir traduit cette saga telle quelle de l'ancien gaélique, ce fameux McPherson. Aujourd'hui, Ossian n'a droit qu'à quelques lignes dans les anthologies littéraires alors que son influence fut énorme. Une des lectures favorites de Napoléon qui l'a même fait intégrer à certains tableaux dédiés à sa gloire et à la gloire de la nation. On peut dire que d'une certaine façon, l'ossianisme a accouché du romantisme. Tout ce fatras enraciné, le goût des légendes, du folklore druidique, barde et compagnie, l'exaltation du passé gaulois ou germanique. Vous voyez où cela a pu nous entraîner, n'est-ce pas ? Je ne sais pas si les livres influencent vraiment mais enfin, quand on écrit, et surtout quand on écrit pour de mauvaises raisons, il faut se méfier. La littérature n’est pas un artefact anodin. C'est une célébration de la pensée. Cela produit des effets quand le livre rencontre une opinion qui ne demande qu'à se l'approprier. Probablement, McPherson avait besoin d'un succès éditorial. Il l'a eu. L'Europe avait besoin d'une mythologie ; il la lui a offerte. Beaucoup d'écrivains et de poètes lui rendirent hommage, on le compara à Homère ! Mon bon Homère... Aurais-je été dupe moi aussi ? J'aurais bêlé d'admiration, comme les autres. Nous sommes les produits de notre temps. La problématique du faux, fausse charte, faux manuscrit ou faux tableau, est fascinante. Hors les anecdotes piquantes sur des faux célèbres, reste le problème de la beauté. Toute œuvre est davantage l'idée que nous nous en faisons, que la perception de sa valeur esthétique réelle. Nous sommes des êtres de discours, avant tout. La beauté est rhétorique, elle n'existe peut-être pas tant que nous ne l'intellectualisons pas (j'essaye de rassembler et de restituer les idées d'Alexandre là-dessus, j'ai perdu des détails, mais je crois que c'était là l'essentiel). Ah oui : il a aussi parlé de Néfertiti. « Nous sommes également éblouis par la beauté du buste de Néfertiti, et nous écartons comme de mauvais rêves les experts qui ont décrété qu'il s'agissait d'un faux. C’est impossible puisque c'est beau ! Dans le cas d'Ossian, ce n’est même pas beau, en tout cas, ça ne peut plus le paraître objectivement (l'objectivité de notre temps, qui n'a plus besoin d'Ossian). Mais le XVIIIe avait besoin de ce récit fondateur. Il y a eu tant d'histoires de ce genre. Les faux carnets d'Hitler, les faux savoureux de Vrain-Lucas pour le savant Chasles aveuglé par son patriotisme, le faux manuscrit mexicain confié à l'abbé Domenech et qui se révéla être une série de dessins maniaques produits par un obsédé sexuel, un faux Rimbaud, La Chasse spirituelle, qu'André Breton démolit finement alors qu'il faisait l'admiration de certains spécialistes du poète. » Il allait me citer d'autres exemples, je le voyais bien parti pour ça. Je l'ai interrompu.
    Et le tableau ? j'ai demandé. Le cartouche était celui d'un tableau intitulé : Ossian chante les vieux rois. Peut-être qu'il s'agissait encore d'un trompe-l’œil, un décor pour un film ? Alexandre a inspiré profondément. La question sur le tableau l'ennuyait. Un détail. Il a commencé à dire qu'il ne savait plus et puis, comme je ne disais rien et continuais de le fixer (en fait, je ne patientais pas, il me semblait qu'on allait passer à autre chose), il a maugréé, fait un geste résigné, et dit comme s'il avouait une faute personnelle ou dont la honte devait entacher son souvenir pour des générations : « Ils ont été vendus par mon père à un peintre qui cherchait des toiles de grands formats. Selon lui ça ne valait rien, ils étaient très abîmés, personne n'en voulait, les musées contactés renâclaient. Personnellement, je ne les ai jamais vus. » Alexandre a poursuivi là-dessus en me faisant valoir que c'était une preuve de plus qu'une œuvre parle d'un temps, n'a de valeur que dans ce temps. Bien sûr, elle peut constituer un témoignage et on peut la conserver à ce titre. Mais dans le cas des tableaux de Malvoisie, les restaurer auraient demandé des moyens disproportionnés. J'ai répondu « Il faut espérer que le peintre qui les a achetés en a fait quelque chose de valable. » Alexandre a souri comme j'aime. Il a émis un petit hoquet de rire, a ajouté que, de toutes façons, des toiles de ce format encombraient les murs et auraient empêché de mettre des livres, « tout est bien comme ça ». Et puis il est retourné sans autre commentaire à ses bouquins. J'ai fait de même, me suis installée au bout de la table face à lui, et j'ai travaillé toute la journée.

Les commentaires sont fermés.