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Le feuilleton de l'été

Pieds nus sur les ronces - 32

 

    Du tragique peut-être pas, mais les jours à Malvoisie semblent étendus et silencieux comme des monuments pénétrés de l'idée de la mort, et donc, imprégnés d'une beauté patiente. Étayés de parois épaisses, protégés des intempéries, ils durent assez longtemps pour paraître épuiser la lumière dehors. Ils semblent d'une autre nature que les journées malléables et frêles qui s'écoulent au delà des grilles. Cela convient à Syrrha, cela convient au rythme de son écriture. Elle se permet l'illusion d'un temps éternellement suspendu à sa spéciale intention. Au fond, elle sait cette illusion bien sûr, mais une telle fable caresse son idéal. Du temps qui est construit pour soi, des heures qui s'écoulent par la seule volonté de qui en bénéficie. Les semaines passent et elles ont une amplitude de mois. Son Sans Titre s'est étoffé et enrichi, elle l'a aussi impitoyablement biffé, le roman échappe aux préciosités et à la complexité initiales. Cela devient un livre neuf, une formule encore jamais éprouvée par elle, un univers inédit qui la rend heureuse parfaitement. Et pourtant, de l'enfance où elle puise le matériau de ce texte, elle a remué dès son premier ouvrage beaucoup de sales souvenirs. Douloureux et brutaux. Des tentatives de meurtre de la petite fille qu'elle était mais qui a survécu à tout. C'est une image (pas de couteaux menaçants ou de poison masqué) mais ce n'est pas rien, on l'a meurtri la petite, on ne l'a pas épargnée, son père en a abusé, des professeurs l'ont martyrisée, quant à sa mère... Syrrha peut parler de sa mère. Ce n'était plus le cas depuis longtemps. Sa mère et la parole autour de sa mère étaient scellées. Elle a d'abord rêvé d'expliquer certaines choses à Arbane. Parce que c'est une femme. Et puis elle a pris cette décision étrange de se confier à Joël. Une connexion indicible entre l'expérience qu'elle veut raconter et la réserve de l'ermite de Malvoisie s'est produite. D'autres connexions se sont faites encore, plus ou moins conscientes et subtiles : l'idée du tragique dans la beauté, qui lui convient ; le détachement de Joël quand surgit l'infirmière, distance où elle voit une complicité, une place laissée par délicatesse ; son rapport à la famille. Alors elle a raconté un soir, assise sur le perron à côté de Klevner, tandis que la nuit engloutissait le parc, comment elle avait connu sa propre folie, devant le miroir, comment elle plongeait parfois avec délices dans ce vertige, et Joël a écouté, sans paraître surpris. Que Syrrha se sente parfois incarnée dans son reflet davantage que dans sa personne, qu'elle se dédouble à volonté, s'évade de son corps pour être spectatrice d'elle-même, lui semblait bien normal. Encouragée par cette réaction inespérée, Syrrha a poussé plus loin les confidences. Elle n'a pas pu parler de son père, étrange pudeur, alors que son premier roman exhibait toute cette lie, la livrait au public, cela elle n'a pas pu devant lui, mais autre chose, un autre aspect de ses rapports avec sa mère, toujours lié plus ou moins à sa propre bizarrerie (« des fois, je suis bizarre »).
    « Ma mère s'est maquée comme on dit, avec un type qui me détestait, les bons vieux ressorts de contes de fées – inversés : en général c'est la belle-mère, la marâtre, qui persécute la jeune fille – là c'était mon beau-père, un gros con, macho et tout. Ma mère s'est barrée à cause de ça d'ailleurs, elle était juste divorcée, a tenté de refaire sa vie avec ce sale type. Elle est donc passée d'un sale con à un gros con. Pendant la période qui a suivi, on a vécu toutes les deux, seules, tranquilles, on aurait pu être heureuses et en fait la journée, tout allait bien mais la nuit, la nuit, Ô la terreur que j'avais de la nuit ! Il n'y avait qu'une seule chambre dans un immeuble de logements sociaux. Chaque nuit, ma mère s'endormait. Elle s'endormait et ronflait très vite, sûrement à cause des somnifères qu'elle prenait, mais je n'en savais rien, ou en fait si, je savais, mais ça ne m'intriguait pas, je ne m'intéressais pas à ça, j'avais peut-être quinze ans. J'étais dans un lit, à l'autre bout de la pièce, et entre les draps je l'observais. Tu sais, j'étais persuadée, mais vraiment comment dire, j'aurais pu le jurer alors, j'aurais pu jurer devant je ne sais pas, sur la tête de ma mère, c’est idiot, mais voilà : j'étais persuadée, convaincue, certaine, absolument, que ma mère, là, faisait semblant de dormir, qu'elle attendait que je m'assoupisse pour s'approcher de moi et doucement, sans bruit, venir me tuer ! Tu m'entends ? me tuer d'une façon ou d'une autre. Plutôt un couteau un truc violent. C'était horrible. Je te jure, j'en étais plus que convaincue, elle trichait, elle me trompait, elle imitait des ronflements censés engourdir ma vigilance et tout d'un coup, dès que mes paupières se fermeraient, elle viendrait me tuer. Ce qui est dur à expliquer, c'est à quel point j'en étais sûre. Et alors, pourquoi je ne hurlais pas, pourquoi je ne fuyais pas ? Je scrutais ses moindres gestes, le cœur cognait dans ma poitrine avec une force, j'étais moite de peur... Je devais mettre un temps fou avant de m'endormir, épuisée, je ne la quittais pas des yeux, je résistais aussi longtemps que possible au sommeil. Un cauchemar. Dès qu'elle se retournait, qu'une épaule roulait sous les draps, j'étais suffoquée par la panique, couverte de sueur, tétanisée, horrifiée, comment dire, comment expliquer un tel état ? C'était une névrose, je ne sais pas laquelle, une paranoïa bien sûr. Pourquoi est-ce venu ? surtout : comment est-ce que c’est reparti ? Je n'en sais rien. C'est une épreuve marquante mais elle n'a duré que quelques semaines sans doute, et puis un soir je me suis endormie sans angoisse, sans surveiller ma mère. Une nuit entière sans insomnies. C'était fini. Je ne sais pas ce qui s'est passé, je ne sais pas pourquoi j'ai fantasmé ces horreurs, mais je crois qu'une partie de ce que j'écris aujourd'hui vient de cette peur odieuse qui me prenait, le soir, et me retenait de dormir. Rassure-moi : je suis toujours une extraterrestre à tes yeux, hein ? » Et Joël a souri.

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