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Le feuilleton de l'été

Pieds nus sur les ronces - 31

 

    Sitôt que j'ai fini mon histoire, j'ai enchaîné sur la mère et la grand-mère d'Arbane. Je m'étais livrée, livrée beaucoup trop, je le regrettais. Joël en était gêné, j'ai bien vu. Il ne savait pas quoi me dire, j'ai enclenché ma question avant qu'il puisse m'en poser une, détailler la confidence que je venais de faire. Vous avez déjà vu la mère d'Arbane, et sa grand-mère ? Vous avez dû les entendre, elles habitent à votre étage. Joël n'a pas demandé comment je le savais, il a immédiatement compris ou cru comprendre. Il ne les a jamais vues. Je lui ai dit que c'était très surprenant, mais il a haussé les épaules, « c'est comme ça. » Il connaît l'histoire mais ne s'est jamais beaucoup interrogé là-dessus. Lucien lui a expliqué un jour que la grand-mère d'Arbane était là quand le père d'Alexandre a acheté Malvoisie. Une domestique dévouée, trop âgée pour être mise à la porte. Et puis, après, il ne sait pas pour la fille et la petite-fille, Arbane. La mère d'Arbane est névrosée, elle est en forme physiquement, mais complètement folle, incapable de faire un pas hors de son appartement. Il croit savoir que la grand-mère est impotente, Arbane s'occupe d'elle. « Quand tu ne vois pas Arbane... (le tutoiement est survenu à cet instant, il me semble), quand tu ne la vois pas dans la maison, c’est qu'elle s'occupe de sa grand-mère. » Il m'a demandé pourquoi ça me préoccupait. Toujours ce besoin de connaître les lieux ? Je crois que c’est plus compliqué que ça. Pas seulement les lieux. La vie des autres, peut-être, peut-être que la vie des autres m'intéresse. Après tout, quand on écrit, on reproduit ce qu'on devine de la vie des autres, on se nourrit de la vie des autres. Je lui ai rappelé que son livre s'appuyait sur des personnages réels. C'était curieux que le sort de ces femmes ne l'aient pas intéressé, lui. Il a dit qu'il ne cherchait pas de destins exceptionnels, pas de trajectoires exemplaires, ou pas forcément, mais enfin que oui, les parentes Cruchen étaient dans son roman. Le peu qu'il savait d'elles avait suffi pour la construction du reste de leur biographie fictive. Et moi, est-ce que j'y suis ? Je lui ai demandé est-ce que je suis dans ton roman ? (le tutoiement est venu naturellement en réponse au sien, voilà une chose de faite, semble-t-il, la confirmation que de nouveaux rapports sont engagés). Son visage s'est à peine à peine éclairé, il a eu une moue de malice assez proche de celle d'Alexandre (le mimétisme qui se produit avec les années de  proximité, je pense), ça voulait dire oui, et comment je meurs ? Il a répondu Nous n'en sommes pas là. « Je n'en suis pas là, en effet », j'ai répliqué. Quelque chose est passé, une complicité. Ce qui m'a permis de lui poser des questions sur ses parents, à lui. La question posée, j'ai eu peur de l'avoir froissé, mais Joël a seulement émis un soupir et il m'a dit que ses parents vivaient à Malbec, qu'ils lui rendaient visite de temps en temps, qu'il se contentait de discuter un peu avec eux, mais qu'il n'avait pas envie de les laisser entrer. Pas grand chose à échanger, ils n'ont jamais été proches, n'ont jamais rien compris. « Mon père est un paysan un peu réactionnaire, ma mère une figure terne, sans projet. Ils ont de l'argent, n'en font rien et ne vivent que pour en accumuler, autant dire qu'on ne se comprend guère et que pour eux, je suis un foutu gros flemmard. » J'ai repensé à son trajet vers la grille l'autre jour. Ce devait être pour ça. J'ai connu alors un surcroît de honte à m'imaginer épiant sa rencontre avec ses parents. Je le disais juste avant : il m'arrive d'être bizarre. Je ne sais pas si cette étrangeté aide à produire un auteur, je ne crois pas. Il  y a de très bons écrivains, absolument bien dans leur peau (enfin, admettons). Je pensais que l'évocation de ses parents s'arrêterait là, mais Klevner a eu un petit spasme nerveux, il se souvenait soudain de quelque chose qu'il lui semblait important de partager. Je crois qu'il réfléchissait pendant qu'il m'écoutait, à équilibrer par une confidence égale, ma propre confidence. Il m'a parlé d'un concours où son père l'avait emmené.
    « Il y avait dans la région un grand concours d'imitation de cris de cochon. Oui. Les paysans y venaient en connaisseurs ». D'un certain point de vue, Joël trouvait l'anecdote assez intéressante. Il lui semblait que cette histoire de concours de cris de cochon avait à voir avec l'idée de la mort et de l'esthétique car, selon lui, la fatalité est ce qui distingue la beauté des autres nuances de l'esthétique, comme la joliesse ou le bénéfique. Il m'a d'abord appris pourquoi on peut dire qu'il y a de la bonté dans la beauté. Étymologiquement, beau est issu du latin bellus qui est un diminutif de bonus, bon. Réminiscence sensible dans la traduction de l’expression bellum est en ' il est bon de '. Bellus qualifiait surtout les femmes et les enfants, avec la valeur de joli, mignon, charmant, ne s’appliquant aux adultes que par ironie. En raison de son caractère affectif, bellus l’a emporté sur pulcher et decorus, qui qualifie la beauté parée (oui, j'ai un peu repris des éléments d'un dictionnaire étymologique, mais c'est en substance ce que Joël a expliqué). Il y aurait donc dans la beauté une forme de bénéfice à s’y trouver confronté. Et pour cela sans doute, une recherche dans ce but, pour obtenir un bénéfice. Se faire du bien. Mais surtout, Joël voulait en venir à ce point : « Or, une œuvre est belle quand elle parle de la mort à l'intérieur de son monde, de son temps, de son époque, la façon dont on voit la mort dans son temps ».
    Comme je le fixai avec des yeux ronds d'incompréhension, il sourit et dit : « Oui, j'y viens. Les cris de cochon... » Alexandre est entré. Il a repris ses dossiers et a continué de travailler sans rien perdre du discours de son protégé. Il acquiesçait parfois, souriait. Joël expliquait le plus sérieusement du monde son histoire de concours et notamment l’épreuve la plus difficile et la plus spectaculaire : l'imitation du cochon qu'on tue. « On annonce un champion, qui monte sur scène sous les applaudissements. Le type doit s'entraîner toute l'année, il a sûrement une série de coupes au dessus de la cheminée. (J'imagine la gueule des coupes) C'est un trentenaire, guère plus, aux mains rougeaudes, cheveux plaqués gominés, chemise démodée boutonnée jusqu'au menton. Aussitôt monté sur le podium, il se met à grogner et couiner dans le micro. S’élèvent des cris  déchirants qui saturent les haut-parleurs. Mon père s'est tourné vers moi, il était ému et excité, moi je pâlissais, tellement c'était affreux à entendre. Mon père ne souriait pas, tout ça était très sérieux, et ma réaction effrayée, il la comprenait : ' Eh oui, c’est dur, mais c’est ça, c’est la vie. ' La prestation avait été jugée exceptionnelle à l’unanimité. Mon père eut cette expression qui s'est inscrite en moi, qu'il a reprise plusieurs fois tandis que l’interprète vociférait. Il disait : ' C’est beau '. C’était dit avec l’assurance de celui qui sait la difficulté, qui peut apprécier la qualité. C'est beau. Qu’est-ce qui était beau dans ce spectacle ? J'ai réalisé que c'était la dimension tragique de la mort du cochon, et dont l’imitateur avait su rendre les nuances avec tant de réalisme, c’est cela qui élevait l’exercice au niveau de la beauté. » Il m’est venu à l’esprit, conclut Joël, que dans toute beauté, sans exclusive mais nécessairement, il y avait du tragique.

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