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Le feuilleton de l'été

Pieds nus sur les ronces - 37

 

    Internet n'est donc pas absolument tabou à Malvoisie. Arbane s'est offert un abonnement sans l'évoquer à son patron (je postule cette hiérarchie mais je n'ai pas demandé vérification). Elle m'a laissée une demi-heure seule devant l'écran, dans le salon de son appartement. Chez madame Cruchen, ce devait être joliment aménagé à l'origine, je suppose. Je suppose, parce que les meubles sont submergés de poussière au parfum âcre et de vieux journaux, de sacs poubelles, de boîtes de conserve ouvertes niellées de mouches, de vaisselle sale, même de choses dont je n'ai pas eu envie de connaître la nature. L'air était saturé de miasmes. Malgré le geste d'Arbane pour ouvrir immédiatement la fenêtre de la pièce, chaque respiration était coûteuse et piquait les sinus. Le sol est un lino dégueulasse, collant sous la semelle, et il y a des tapis tellement gorgés de crasse que leurs motifs sont fondus les uns aux autres, indiscernables sous l'épaisseur des moisissures. Marcher dessus donne l'impression d'écraser de la mousse en forêt, une mousse habitée d'insectes qui croustillent sous les pieds. J'étais médusée de découvrir qu'une personne d'apparence aussi soignée puisse vivre dans un intérieur aussi répugnant. Pour me permettre d'entrer, elle a repoussé du pied un carton crevé qui a répandu un jus douteux, elle s'est excusée du désordre (habituellement, quand une personne vous fait pénétrer chez elle en s'excusant de la sorte, on fait mine de la rassurer : « Mais non allons, c'est très bien », mais là, j'étais muette). Puis elle m'a désigné l'ordinateur et le fauteuil où je pouvais m'installer. C'était un ancien fauteuil de bureau mal en point, désaxé et bancal, recouvert en partie par une vieille serviette-éponge aux dessins assourdis de saleté. Je n'osais pas m'asseoir et Arbane a vu dans mon hésitation une marque de politesse, elle m'encourageait « allez-y je vous en prie, faites comme chez vous ». J'étais habillée pour aller marcher, une vieille tenue sport moche dans laquelle je me sens à l'aise, j'ai retenu ma respiration en me promettant de jeter mes fringues dans la baignoire dès que je serais rentrée dans ma chambre, et j'ai posé mes fesses sur cette sorte de litière spongieuse. C'était comme s'enfoncer dans du mucus. Le clavier était poisseux, je pianotais en retenant une moue de nausée. Heureusement, Arbane s'est éloignée par discrétion. Dans un frisson de dégoût, j'ai craché sur mon mouchoir et vite vite j'ai essuyé grossièrement la surface des touches.
    Ma boîte mail était moins submergée que je le craignais. Plusieurs messages de ma mère et de mon médecin. Des amis qui pensent à moi, un appel du pied de mon ancien éditeur, des messages de lecteurs, des invitations, des spams vite supprimés. J'ai répondu à chacun rapidement : je suffoquais et je sentais sous moi l'immonde élasticité de la ou des serviettes accumulées par strates pourrissantes. La connexion était chaotique ou la machine ne suivait pas : le peu que j'ai opéré a pris beaucoup de temps. Je n'avais pas fait de saisie des premiers chapitres de mon roman et il aurait fallu que je revienne pour l'envoi à l'éditeur, mais j'ai renoncé. J'ai bâclé pour me débarrasser et je me suis levée. Arbane m'a proposé un café, une tisane ou autre, elle avait aussi un vin blanc frais de la région qu'elle pouvait me faire découvrir si je le souhaitais, et déjà des verres sonnaient entre ses mains. J'ai remercié un peu précipitamment, elle s'était approchée et j'ai vu sur son visage une expression fâchée. « Syrrha, vous êtes si pressée ? » Je me sentais mal, j'étouffais, je me maudissais d'être venue. « Il faut que j'écrive » j'ai dit, en essayant de respirer par la bouche. Elle me fixait d'un air triste, semblait deviner la moindre de mes pensées. Il y a eu un bruit dans une pièce de l'appartement. Arbane n'a pas réagi tout de suite, elle avait arrimé son regard au mien et paraissait ne plus pouvoir s'en détacher. Elle était là, ses verres opaques à la main, quand un nouveau bruit suivi d'une exclamation est venu jusqu'à nous. Arbane a dit : « Maman ? » sans me quitter des yeux. Je suffoquais, les murs se déformaient. Il y a eu une plainte et un bruit très lourd, un gros livre qui tombe, suivi d'un autre, puis toute une avalanche de bouquins accompagnée d'un juron : « Bordel ! » jailli d'une poitrine féminine. Arbane a soupiré, elle a eu une expression désolée « Une autre fois peut-être ? » j'ai acquiescé, incapable de dire un mot, j'ai fait signe que je devais partir, elle a dit « à ce soir » et a posé les verres au hasard, par terre, là où elle était et où je suppose qu'ils sont encore, avant de se précipiter vers la source des bruits. « Maman ! » j'ai entendu, et en réponse, une voix grêle qui sifflait : « Ah ben oui, et oui, et oui ! Bordel ! » je suis partie. Enfin, me voici avec du papier, des stylos et des serviettes hygiéniques (oui, c'est ce dont j'avais besoin et, chose incroyable, il y en a plusieurs marques dans la cave !) et ça ira comme ça. Un de ces jours, je demanderai à Lucien de m'ouvrir pour sortir.

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