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PIRCE_Faux livre_fond_gris_BD.jpgPrice. Steve Tesich. Monsieur Toussaint Louverture.
Je peux dire aujourd'hui qu'avec les 540 pages de Price, j'ai lu l'intégralité de l’œuvre romanesque de Steve Tesich. C'est moins remarquable qu'il y apparaît puisque l'auteur de Karoo n'a écrit que deux romans. Je viens de les citer. Le reste de son travail se répartit entre théâtre et scénarios pour le cinéma, et quelques essais. Karoo m'avait proprement subjugué. J'avais alors parlé de chef-d’œuvre, ce qui ne m'est arrivé que deux fois, je crois, sur Kronix. Karoo était le dernier roman et même la dernière œuvre de l'écrivain américain, et je suppose qu'une part de sa force vient de là. Tesich aurait mis une dizaine d'années à écrire Price (du nom du narrateur, comme pour Karoo), et ce livre porté longtemps est une œuvre magnifique, mais il serait vain de la comparer à son dernier opus, sinon pour les opposer.
Les personnages y sont jeunes, sans cynisme, mobilisés par les passions adolescentes. Leur destin est celui d'une jeunesse des années 50-60 dans une petite ville moche des Etats-Unis, dominée par une raffinerie où ils iront presque inévitablement travailler, comme leurs pères, jusqu'à la fin de leurs jours. Daniel Price est l'un d'eux. Lutteur amateur, il vient de perdre un combat. Il l'a perdu parce qu'il a renoncé à gagner, à la dernière seconde. Peut-on imaginer meilleure illustration de la médiocrité volontairement endossée par le héros à l'exemple de ses pairs, dans cette ville fade et insouciante ? L'année scolaire s'achève. Avec ses deux meilleurs amis, le furieux et révolté Larry et le débonnaire Freund, tous deux lutteurs comme lui, ils considèrent la vie morne qui les attend, celle de tous les autres, les anciennes gloires, les petites célébrités locales, de ce champion de foot qui balaye les couloirs d'hôpital, de la gentille Lavonne, femme battue qui accepte les aléas de la vie de couple et travaille comme caissière de supermarché ou de la plus belle fille de la ville qui, forcément, se mariera avec un quelconque beau gosse du coin. Il faudrait être fou pour échapper à la norme provinciale de ce bout de terre. Fou comme l'un de leurs profs, qui se met à manger ses nœuds de cravate en cours et achève son délire dans l'ambulance qui l'embarque. Les trois amis eux, doivent composer avec la normalité qui menace de les engloutir. Ils n'ont pas la chance d'être dingues. Freund espère qu'ils ne se sépareront jamais mais la petite Patty fait d'habiles manœuvres d'approche (et que pèsera l'amitié quand la fille aura refermé ses bras sur lui ?) ; Larry veut en découdre avec le monde, déteste la veulerie de ses parents, leur admiration révoltante pour sa « réussite » dans les études ; Daniel Price doit composer avec la tristesse et les disputes de ses parents. Le père à la raffinerie, la mère qui fait des ménages à Chicago et économise sou à sou dans l'espoir, un jour, d'être propriétaire. Des vies minuscules, mais comment faire autrement dans ce cadre tellement réducteur ? Le cancer du père, ou plus précisément le moment où la maladie ne se laisse plus ignorer, intervient au moment où le garçon tombe amoureux d'une jeune femme au caractère imprévisible : Rachel. Il paraît que les hommes aiment les emmerdeuses. Là, comme dirait Audiard, Price a à faire à une emmerderesse. Le genre de filles que tu dois décider de fuir après une heure de promenade. Price ne fuit pas. Il est jeune, c'est son premier amour. Tesich n'en fait pas pour autant un benêt transi, un pantin ; le garçon se défend, connaît aussi ses moments de manipulation, ses espionnages minables, ses stratégies mesquines. Le talent de Tesich (qui est celui de nombreux grands auteurs américains), est de nourrir la trame de ce récit par des réflexions pertinentes sur la filiation, la jalousie, le destin, les leurres de l'empathie, la solitude, le besoin désespéré d'être aimé et d'être aimé de la façon qu'on voudrait, d'élever tout cela au carré, d'en faire une mythologie puissante et de conférer à chaque personnage, même secondaire, l'attention la plus précise dans la connaissance de l'âme humaine. Les chiens même se voient offrir une partition dans cette vaste chorale. Il n'y a pas de destin médiocre. On pense à Faulkner, à Tennessee Williams, à Nabokov. On est surtout emporté dans un roman intelligent, humain, riche. Pas aussi stupéfiant que Karoo, mais tout de même, largement au dessus du lot de nombre de romans contemporains. Je ne reprendrai pas l'antienne désolée de la comparaison entre les auteurs nord-américains et nos petites prétentions hexagonales (si, tiens, je viens de le faire), mais encore une fois, on est bien forcé de constater que nos fabliaux moraux végètent dans les douces praires de la paresse tandis que des Tesich, des Roth ou des Ellis, se coltinent la roche, se confrontent aux éléments et vous aident à escalader les sommets. Bref. Ils ne craignent pas de s'esquinter les mains au passage.
Ça vaut pour moi aussi, entendons-nous bien.

Un dernier mot pour saluer la beauté des livres édités par Monsieur Toussaint-Louverture. Qualité du papier, de la typo, des reliures et de la couverture, qualité de la traduction, souci de la relecture (pas une faute ni une coquille en vue, ce qui devient exceptionnel).

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