E : C'est le moment. Il n'y a pas meilleur moment que celui-là. Tu peux toujours revenir à ton rituel, mais, tu vois bien... Tu as mieux à faire. Maintenant ! Allons !
P : Dis-le. Dis-le.
E (répétant les mots de Pourbus) : « Puisque le lieu de mon travail c'est le temps que je me donne, mon atelier est partout avec moi, je suis partout dedans, dans le lieu de mon enfance. Dans l'atelier, je suis à ma place »
P : A ma place.
E : Cette place-là. Il est temps.
P : Je comprends. Mais. Oh, c'est beaucoup demander.
E : Tu vois bien : elle est partout. Tout ici est encombré par sa présence.
P : Je sais.
E : Tu sais.
P : Trop d'elle.
E : Voilà.
P : Et la vie avec, la vie entière. Laisser de la place. Autrement que sur la toile. Laisser de la place. Laisser la place pour dessiner les contours du carnage. Et pas seulement dans le blanc, dans le silence, sous le lit, les dents serrées, dans le temps de l'enfance retrouvée.
E : Pas seulement.
(Un temps)
P : Partir ?
E : D'une façon ou d'une autre, oui.
P : Partir. Vider les lieux. Oh, c'est beaucoup demander. Beaucoup demander.
E : Allons, ce n'est pas la guerre.
P : Ce n'est pas rien non plus. « Ce n'est pas la guerre, tu ne vides pas ton compte, tu ne testes pas un vaccin sur ton propre corps... » Elle se moquait de moi. Ô, je la détestais quand elle ricanait de cette façon. (avec conviction :) Je la détestais.
E : Oh
P : Oh
E : Tu la détestais ?
P (réalisant) : Comment est-ce possible ? Dressée devant moi, blessante, je la détestais ? J'ai effacé ses contours, j'ai noyé ses traces, j'ai sublimé le manque. Je comprends. Oui.
E (l'encourage) : Oui
P : Cette neige qui recouvre, cette brume qui dérobe au regard. Oui. A force d'épaisseurs, à force de passages. J'ai tout enseveli et éteint. Je tentais de l'effacer mais elle n'a pas cessé d'être là. D'être là !
E : C'était ça, le blanc : un coup de gomme sur la vérité. On approche, mon petit Pourbus, on approche... Vider l'atelier, laisser la place et la distance, se désencombrer de ton obsession pour elle et maintenant...
P : Je ne sais pas
E : Pourbus !
P : Non
E : Le masque
P : Non, ne crois pas
E : Le masque, Pourbus, le dernier masque.
P : Non, j'étais honnête !
E : Le masque, tu sais bien. Le masque c'est ta solitude. « Et la vie avec, la vie entière », l'humanité. L'humanité ! Et les autres, Pourbus ! Pourbus, peintre ! Pourbus qui peint du blanc ! Du blanc où plus rien n'est dit ! Où plus personne n'est convié !
P : Quoi ?
E : Plus personne, pas même les enfants. Pas même l'enfant, sa main étendue sur le parquet. Tu as fini par te retrouver seul.
P : Non
E : « Je ne voudrais pas d'un superbe isolement
Je ne voudrais pas d'une beauté étrangère au monde
Je maudirais de tels masques »
P : Je ne sais pas ce que tu veux
E : Les inviter
P : Inviter ?
E : Les autres, mon petit Pourbus, les autres ! Pas ton petit nombril ! L'espace et l'absence bouclés comme un rempart.
P : Bouclés comme un rempart.
E : L'espace et l'absence
Bouclés comme un rempart
Toi dedans qui as fermé l'issue
P : Je n'ai pas fermé l'issue.
E :
Tous les horizons sont à portée de sens
Mais l'absence et l'espace ont refermé leur boucle
Sur rien
P : Ce n'est pas vrai. On pourrait croire, mais ce n'est pas vrai. J'ai épousé des causes, j'ai lancé des anathèmes, j'ai réclamé plus de justice.
E : Vraiment ?
P : Avec mon petit pouvoir de peintre, oui. Que peut faire un peintre ?
E : Que peut faire un plombier, que peut faire une caissière ? La question n'est pas là !
Tends ton regard vers les confins
Rejoins l'horizon où les peuples se lèvent
P : Où les peuples se lèvent. Laisser la douleur du monde entrer dans l'atelier, c'est ça ? Je l'ai toujours fait, et alors ? Qu'y a-t-il de changé ? Ma porte est ouverte aux cris du monde.
E : Tu mens !
P : Ce creuset du blanc dans quoi tout se fondait. C'était vrai, ce n'était pas un mensonge. C'était ainsi : toute la vie, tout moi et le monde, dans le creuset du blanc. Je n'ai pas menti. Pas menti, je le jure !
E : Pourbus, Pourbus... Tu savais le faire, tu le faisais. Je sais. Et puis, le blanc est devenu beau. Mais la beauté sans le tragique : une manière. On croit se nourrir du monde et on refait sans cesse le tour de son nombril.