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D' : « Entrez, entrez, n'ayez pas peur »
Quelqu'un entre, hésite.

D' : «  Ça va ? »

Q n'ose rien dire.

D' : « Un problème ? Vous avez l'air surpris. »

Q : « Je ne m'attendais pas à ça. »

D' : « A ça ?... »

Q : « Ben... Où elles sont les flammes, les fourches, les cris, tout ça ?... »

D' : « Ah. Non, non. Ça, c'est ce que les gens imaginent. Enfin, ce qu'on leur dit de croire, plutôt. C'est de la propagande. »

Q : « Je préfère. Je suis bien soulagé. »

D' : « Vous croyez. Vous verrez bien. Bon ben, allez-y, c'est par là. »

Q : « Vous ne me demandez rien ? »

D' : « Pourquoi faire ? Vous demandez quoi ? »

Q : « Ce que j'ai fait, pourquoi je suis là, si j'ai mérité d'être là. »

D' : « Pas la peine. Je sais. Je vous connais, tous. C'est toujours pareil. Des tas de raisons, des tas d'arguments, des circonstances... Au bout du compte, les uns ou les autres, vous n'avez simplement pas eu de chance. »

Q : « Ah ben, je suis content que vous le preniez comme ça. »

D' : « Mais oui, mais oui. Vous croyez quoi ? Je ne vais pas vous sauter dessus, là, avec des griffes et des cornes, des flammes qui me sortent par les trous de nez. J'ai passé l'âge. »

Q : « Bien bien. Merci. Bon ben... Tranquille alors. » (il esquisse un pas)

D' : « Je vois pas pourquoi ce ne serait pas tranquille, chez moi. Je ne martyrise personne, je n'ai pas le culte de la douleur, moi. »

Q : « En tout cas, vraiment, je suis soulagé. J'y vais, alors ? »

D' : « Allez-y, oui. Bon courage.»

Q (s'arrête) : « Ah. Courage ? Pourquoi, courage ? Il y a des choses affreuses qui m'attendent ? »

D' : « Une seule chose : l'ennui. Un ennui formidable, immense, incommensurable. Une horreur. Les meilleurs craquent. C'est pourquoi je vous dis Bon courage. Mais de toutes façons, c'est inutile. Courage ou pas, il faut y aller. (il lui fait signe d'avancer, Q hésite. D' lui passe son journal) Tenez, un peu de distraction. Vous pourrez le relire autant de fois que vous voudrez. Je vous conseille de remplir la grille de mots croisés et les Sudokus mentalement, pour que ça prenne plus de temps. »

Q prend le journal : « Merci. Vous êtes gentil. On ne vous voit pas aussi gentil, d'où je viens. »

D' : « Je sais. C'est le drame de ma vie. Allez, bon séjour. Dites-vous que vous allez pouvoir apprendre tout ce que vous n'avez pas eu le temps d'étudier de votre vivant. J'ai un client qui a traduit les chansons de Chantal Goya en sanscrit. Trois ans pour apprendre la langue, et encore deux pour traduire. Mais cinq ans, par rapport à l'éternité... »

Q : « Je comprends. Je vais y réfléchir. Le piano ? »

D'  « Oui, il y a des pianos, on est encombré de pianos. C'est la première chose que les nouveaux veulent faire, apprendre le piano. J'ai des joueurs d'échec aussi. Et des types qui entament des puzzles monstrueux. Enfin, toutes les activités un tantinet difficiles. Celles qui donnent l'impression que le temps passe plus vite. Mais quoi que vous fassiez, il reste toujours autant d'éternité à consommer. Voilà ce qui est terrible. Même le sommeil ne raccourcit pas le temps. »

Q : « Et là-haut ? Je veux dire : les autres, ils ne s'ennuient pas, eux ? »

D' éclate de rire : « Vous savez quoi ? Je n'en sais rien ! Impossible d'obtenir la moindre info là-dessus. Top secret ! Mais je devine... Pour éviter l'ennui de l'éternité, je ne vois qu'une solution. Je crois que D les anéantit. »

Q : « Il les... anéantit ? »

D' : « Je crois qu'il les disperse, corps et âme, jusqu'à l'atome, qu'il ne reste rien d'eux. Qu'un vide. Le néant. Mieux que la mort : l'absence. C'est un peu métaphysique. IL aime bien les concepts un peu métaphysiques. Enfin, voilà, c'est mon idée, mais je n'ai jamais pu vérifier. »

Q : « Vous savez, je crois que je préfère passer l'éternité ici que de disparaître comme vous dites. »

D' : « C'est un point de vue. »

Q se retire. D' l'observe s'éloigner.

D' : « Je rêve parfois qu'IL m'atomise. Je suis évaporé. Rien qu'un scintillement de particules dispersé dans l'univers. Une théorie de quarks nomades, baladés sans chemin, une poussière qui frôle les astres. Je revois... » (il se reprend) « Suivant ! »

 

Extrait de "Le Rire du Limule". 2009.

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