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Ra déambule. Déambule, ce joli mot. Il aventure ses cent-soixante kilos au cœur de la ville ; de préférence jusqu’à l’épuisement. Mais trop de gens, trop de soleil. Ra choisit de s’épargner. Il découvre un refuge, une porte ouverte sur un couloir ténébreux. Là, il se précipite et soulève son corps pour franchir le faible dénivelé. Délivré des rues noyées de foule, Ra entre haletant dans la pénombre. Un frisson brusquement saisit la sueur qui couvre son gros corps. Dehors, c’est la fournaise, l’intarissable torrent des citadins, tous oeuvrant et qui se savent une fin de trajectoire. Pas Ra. Ra depuis longtemps déambule. Ainsi se voit-il, ainsi se décrit-il, ainsi se résume-t-il à toute personne intriguée par son errance obèse : le gros qui déambule.
-Vous savez, vous, pourquoi vous marchez, où vous allez ? Et si c’est important d’y aller ? Ne mentez pas, interrogez-vous ! Moi, je sais : je vais au hasard, et je suis sûr de trouver un but à ma promenade. A un certain moment, je me dis : « C’est là ». Et en général, c’est bien vrai, je suis arrivé.
Enfin, c’est ce qu’il dirait si on s’intéressait à lui. Si quelqu’un lui posait la question, si on voulait savoir. Mais Ra n’intéresse personne. Personne ne souhaite le voir, le décrire, le résumer. Il est une masse transpirante qui encombre. Et le terme de sa marche toujours, coïncide avec l’épuisement de son corps lourd. Il l’a trahi, ce corps, gras et ingrat. Petit, maman le disait mignon avec ses fossettes. Les fossettes ont disparu, la peau n’a plus de creux, mais des plis entre deux masses de graisses que le frottement irrite. Maman n’est plus là pour le trouver mignon. Oh, voyez-moi ! supplie-t-il en silence, regardez-moi, je bouche votre horizon, j’interdis votre trottoir, je barricade et je détourne, mais vous ne me voyez pas…
Face à lui, tous les visages se ressemblent, hommes et femmes pareils, avec des nuances dans l’habillement, c’est tout. Tous jetés sur la même trajectoire, tous obstinément courbés sur leur ombre, aveugles qu’un sixième sens avertit à son approche, et qui changent d’axe pour éviter sa masse. Maintenant, retiré dans l’obscurité d’une entrée d’immeuble, Ra goûte l’ivresse de la fatigue et s’étourdit encore au spectacle des ombres qui passent devant le seuil. Pas seulement les mêmes visages : les mêmes silhouettes aussi, tous. Alors, Ra abandonne, il rejoint l’appartement, ses parois comme arrondies par l’effet de sa présence, ses meubles fatigués de son poids, sa lumière de néon cru. Enfin, il s’effondre sur son canapé, que l’usure a rendu plat et noir comme un cafard.
A la télé, des humains paniquent et hurlent sous le crépitement des balles. Ra s’imagine fuyant avec eux. Il serait léger, fin, souple, esquiverait la mort, il serait rapide. Il les laisserait morts, loin derrière. Non… Soupir, râle. Il remue sa peau alourdie et moite, déclenche des bruits de succion. Ra ne se regarde plus mais il sait son corps enflé tout entier, incapable de courir ; il renonce au rêve de fuite et de cavalcade. Il serait mort le premier dans une fusillade. Souffle court, il éteint le poste, se retrouve dans le murmure de la pièce.
L’ombre, ménagée autour de lui pour plus de fraîcheur, bourdonne, s’emplit de sa seule respiration. C’est encore le matin. S’il ne sort pas, la journée s’achèvera sans que personne ne l’ait vu. Alors, il se tourne vers Bé, immobile et muet, comme toujours.