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Bé reste assis sur sa chaise toute la journée, il regarde l’écran éteint de la porte, face à lui. Il ressemble à Ra, à cent-trente kilos près. Un poids-plume, un petit gabarit, ainsi l’a voulu son créateur. Armature de fer, grillage, puis muscles et chair bricolés dans un amalgame de tissus, de coton, de colle à bois et de papier journal. La peau est en cuir couleur miel, cousu minutieusement. Ra est persuadé qu’un visiteur (hypothétique) le prendrait pour son frère. Pour un vrai humain en tout cas. Certainement, les coutures ne se voient pas. Après plusieurs semaines de travail, Ra a regardé sa créature, l’a observée longuement (sous toutes les coutures justement) et s’est félicité : « Du beau travail, vraiment ». Surtout, Ra admire les yeux en amande de Bé. Des yeux violets, don d’une remarquable poupée de porcelaine, ainsi cannibalisée.
Bé est entré dans la vie de Ra il y a plusieurs années, difficile de dire quand. Pour Ra, les temps enchevêtrés, avec leur logique propre, leur cohérence redoutable, restent incompréhensibles. Ra se meut dans un présent éternel. La fixité de Bé le rassure, à ce point de vue. Très tôt, ils se sont partagés les tâches. « Moi, je sors ; toi, tu gardes l’appartement » a décrété Ra. Bé n’est pas contrariant. Parfois, Ra s’inquiète de se surprendre en pleine conversation avec sa poupée géante. Mais, se dit-il, tant que j’ai conscience d’avoir à faire à une poupée, tout va bien.
Les apparences feraient croire que Ra a créé Bé pour atténuer sa solitude. Il n’en est rien. Comment expliquer ? Bé est une sorte d’axe incarné, de pivot inamovible autour duquel la vie de Ra s’est organisée. Ainsi, avant la naissance de Bé, il lui était très difficile de quitter son appartement. Aujourd’hui, parce que Bé reste à la maison, Ra déambule. Sans Bé, Ra ne trouverait pas le courage, comme ici et maintenant, de s’arracher au canapé et de ressortir dans la chaleur de la rue.
Sur le seuil, Ra lance un salut à Bé, et vérifie immédiatement qu’aucun voisin ne l’a surpris s’adressant à son locataire artificiel. Les yeux violets restent écarquillés sur la porte qui se referme. Ra plonge dans la rue en fusion et ses passants indifférents.
Commentaires
J'attends la suite avec impatience !
Merci.