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Ra - dernière partie

4

            Inhabituelle vibration, générée sous les fesses. Ra goûte l’inertie de son corps, entraîné avec aisance au milieu de la ville. Le chauffeur vérifie l’état de son protégé dans le rétroviseur. « Ça va, monsieur ? » Ra comprend qu’on l’a aidé à se hisser jusqu’aux fauteuils qu’il occupe. Il se croit d’abord le seul passager, puis découvre dans le fond deux couples qui admirent ostensiblement des façades sans attraits. Le bus ronronne et brinqueballe autour de lui sa carcasse métallique. Il ne se souvient pas. L’évanouissement, son rétablissement, puis un nouveau vertige… Les images du chauffeur peinant pour le faire pénétrer dans son véhicule se révèlent par bribes. Le chauffeur : « J’ai un arrêt aux quinze-vingt, si vous voulez ! ». Les quinze-vingt ? Son esprit engourdi réagit Ah oui, l’hôpital « Non, non, ça ira, je vous remercie. Je vais descendre à la prochaine. » Le chauffeur hausse les épaules pour signifier qu’il s’en fiche, et d’ailleurs tiens, le voilà ton arrêt. Encore flageolant, Ra se dirige vers la sortie. Il se cramponne à chaque poignée, tous les vingt centimètres. Le chauffeur capte son regard au passage. « Vous êtes sûr que ça va aller, monsieur ? » Ra hoche la tête, les mots se refusent, le monde n’est pas revenu de son basculement. On lui sourit, Ra en est bouleversé. « Je vous vois tous les jours, il me semble. Vous ne prenez jamais les transports en commun ? » Ra parvient à prononcer que non. « Vous devriez. Vous voyez, on est aussi bien qu’à marcher dehors, hein ? » Ra jette un œil aux autres passagers, toujours plongés dans l’observation d’un extérieur abstrait. Le chauffeur répond à la question tacite : « Vous inquiétez pas, j’ai deux minutes. Vous devriez utiliser ce service, vraiment… » Ra recouvre ses facultés : « C’est idiot, mais je préfère ne pas savoir où je vais. C’est presque un choix de vie. Vous, vous avez une destination, un parcours obligé… » Ben oui, répond le chauffeur « mais, quand vous passez le portique de mon bus, je suis obligé de vous voir. »

            Sur ces mots, Ra descend et les portes soupirent derrière lui. Le corps de Ra suit un temps la trajectoire de son regard, lancé à la poursuite du bus. Il titube quelques pas puis renonce. Qu’importe, on l’a vu. Il y a plus loin un bar, où il entre, auquel il s’accoude. Il commande mais n’est pas servi. Les secs ruminent et conversent, ramassés sur leurs grimaces complices. On va le laisser là, juché sur ce tabouret impossible dont l’escalade lui a coûté ses dernières forces. Ra appelle de sa voix éteinte. Les garçons activent leurs membres ligneux, mais hors de portée. Pas grave. Ce soir, il s’installera face à Bé, il lui racontera qu’on l’a regardé, oui. Et que, peut-être, sa déambulation, dès demain, pourrait prendre une autre forme.

 

Fin

Commentaires

  • Bon, voilà une fort belle nouvelle qui met bien en valeur l'isolement que peuvent ressentir les obèses dans ce monde où il faut à tout prix correspondre aux critères de beauté imposés. Plus généralement c'est aussi un questionnement sur la solitude, non ?
    En tout cas, c'est très bien écrit. Bravo Léo !

  • Merci beaucoup. Oui, un questionnement sur la solitude. La solitude de tous, notamment au coeur des foules où l'on évite de voir l'autre. L'obésité de Ra renforçait cette notion, parce qu'on ne peut pas faire autrement, en tant normal, que de remarquer sa présence. Or, la foule s'emploie à regarder ailleurs, comme si c'était vital de ne pas voir.
    Mais ce comportement étrange est le nôtre, à tous. "Ra" avait pour objet de s'interroger sur nos évitements, plus que sur la seule solitude.

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