Durant les deux jours de marche pénible que nous fîmes ensemble, je fus frappé par l'énergie et le courage inépuisables de mon compagnon. Rien ne l'arrêtait, ni les passages escarpés, ni les villes en flammes, ni la peur de la mort et, chaque fois qu'il extirpait de ses vêtements déchirés et sales la carte froissée qui lui servait de guide, l'impatience et la rage le défiguraient. "Nous n'allons pas assez vite" disait-il en repliant la carte ; puis nous nous lancions à nouveau dans notre folle équipée. La nuit du premier jour, je l'obligeai à nous reposer un peu. Je ne pouvais plus avancer et j'avais horriblement faim. Lui voulait continuer coûte que coûte. Il m'insulta, me bouscula, mais j'en avais vraiment assez. Finalement, il parvint à se calmer et se résolut à faire un feu pendant que je cherchais de quoi manger dans une ferme abandonnée que j'avais repérée.
Les lits de la ferme étaient accueillants mais nous ne voulions pas risquer d'y être surpris. La forêt semblait un refuge plus sûr. Je m'endormis profondément après un consistant repas. Je me surprenais à recouvrer un peu le moral après toutes les difficultés de ces dernières heures. J'avais une gibecière pleine de vivres, du pain et du vin, un bon feu, une douce nuit... et notre marche forcée nous éloignait des combats. Lorsque le comte me réveilla il faisait nuit noire et les braises rougeoyaient encore entre les pierres.
"Allons, dépêchons, en route soldat !"
"Je ne suis pas soldat !".
Le comte ne releva pas ma remarque et m'expliqua que, attiré par un bruit d'équipage, il s'était approché discrètement de la ferme et y avait surpris deux cavaliers, deux mercenaires dont l'un était blessé, se réfugiant dans la bâtisse. Selon lui, ils avaient fait l'erreur que nous n'avions pas commise. C'était l'occasion de se procurer deux montures pour filer au plus vite vers Toffoli : toujours cette obsession d'arriver à l'heure à son rendez-vous. Nous pourrions ainsi y être au petit matin et rattraper le retard "causé par (ma) fatigue".
Je suis un voyageur, un peu aventurier certes, mais voler un cheval à des mercenaires ne me disait rien. Je lui signifiai que notre collaboration ne pourrait se prolonger. Il m'injuria, bien sûr, me traîta de lâche et d'ingrat, tout prêt à en découdre avec moi pour me faire entendre raison. Enfin, plus pressé que résigné, il m'abandonna pour courir vers la ferme. "Si vous la connaissiez..." me lança-t-il en disparaissant. Un peu plus tard, alors que, trop énervé, je tentais de retrouver le sommeil, j'entendis des hennissements, une cavalcade, puis le silence. Je pensai avec un brin d'attendrissement à cet amoureux fou et m'endormis. Le lendemain matin, tout cela me semblait un rêve vague. Je me glissai furtivement jusqu'à la bâtisse pour découvrir les deux mercenaires enfourchant leur monture, laissant derrière eux, au milieu de la cour, le cadavre de mon comte trop pressé.
Je fouillai ses habits pour savoir s'il avait un proche, un parent à prévenir, et trouvai la carte, de l'argent et une lettre pliée. C'était un billet d'amour signé "Ta douce", un rendez-vous galant, donné à Toffoli, pour le jour même, à midi. A midi, je posai une croix improvisée sur la tombe de fortune du comte Salina, mort par impatience."