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TROIS VOYAGEURS - 5/9

Dans l'auberge, les deux auditeurs de Theruel s'étaient approchés pour mieux écouter la fin de son récit, raconté sur le ton de la confidence. Mazetto était songeur et Ricardo s'abîmait dans la contemplation de son assiette vide. “C’est curieux, dit Mazetto, ton aventure m’en rappelle une autre où il est question de lettre, de femme, de guerre et de mort”. Et Mazetto, ayant ainsi appâté son auditoire, entama son récit :

“J’étais engagé contre les Français, avec les Autrichiens, par idéal, et je me liai d’amitié avec deux compagnons de combat. L’un déserta dès le premier feu ; l’autre, Tomasino, mourut dans mes bras le soir de la bataille de Rivoli pendant laquelle la cavalerie française nous tailla en pièces. J’étais parmi les milliers de prisonniers, tous plus ou moins mal-en-point, rassemblés en colonnes compactes par nos vainqueurs. Je soutenais tant bien que mal Tomasino, mais le pauvre se vidait de son sang et j’avais beau réclamer des soins pour mon ami (dans un français approximatif, il est vrai), les soldats passaient, indifférents, ou me hurlaient d’avancer. Il y eut un moment où Tomasino ne tint plus sur ses jambes et où je n’eus plus la force de l’épauler. Je m’effondrai avec lui sur le talus du chemin. Il essaya de me dire quelque chose, refusant vivement l’eau que je lui proposai. Un soldat s’arrêta près de nous. Il vit mon camarade murmurer à mon oreille et, à ma grande surprise, nous laissa en paix pendant tout ce temps. Il jetait même un coup d’oeil autour de nous, au cas sans doute où surviendrait un officier. Masino eut donc le temps de me demander d’aller chez sa soeur à Turin et de la prévenir de sa mort ; il la suppliait aussi de dire une prière pour lui. Il mourut. Ma misérable situation et l’importance de ma mission m’obligèrent à taire mon chagrin. Plusieurs  jours s’écoulèrent pendant lesquels notre colonne s’éclaircit considérablement. Nous avions faim, nos gardiens et nous-mêmes, aussi il n’était pas rare que les français nous utilisent pour aller réquisitionner de la nourriture dans la campagne. Nous étions encadrés évidemment, mais tout cela se faisait avec assez de bonhomie et l’on voyait, sur les places de village, des français, des autrichiens et des italiens se partager en riant des quartiers de boeuf. Guerre étrange. Donc, au cours de ces excursions, je me retrouvai avec quatre hommes de ma compagnie qui avaient commis de nombreuses rapines et s’étaient faits une réputation de pourvoyeurs de nourriture de part et d’autre de notre étrange convoi.

On nous avait laissés à la garde de deux soldats -seulement- parce qu’on connaissait le zèle que mettrait mes camarades à s’acquitter de leur glorieuse tâche. Comme vous pensez bien, je faussai compagnie à ce petit monde solidaire à la première occasion et pris par la montagne le chemin pour Torino. Je marchai seul pendant des jours, en toute quiétude dans ces contrées désolées et me retrouvai enfin, sale et déprimé, en vue de la plaine. Encore une journée de marche, et je verrais les tours de la grande ville.

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