Torino était passé sous contrôle de l’armée française, dans le calme. J’avisai un jeune paysan qui se rendait en ville et lui transmis un message écrit, en piémontais, à l’intention d’un frère du couvent des capucins que je connaissais bien, afin qu’il me rejoigne en marge du petit village où je m’étais réfugié. Dans la journée, je reçus la visite de Fra Angelico, un ami de mes parents, un brave homme, porteur d’habits civils propres, de nouvelles et d’une bonne collation. Je lui contai mon aventure et lui révélai donc ma mission.
Le frère connaissait bien la ville et se proposait de me guider jusqu’à la soeur de Tomasino. Je dois dire qu’après un bon repas, une toilette soignée et des habits frais, on est un autre homme. Le sens de ma mission et son poids véritable se faisaient à présent plus cruellement sentir. Après une courte halte au couvent, mon ami me fit traverser le Pô et nous entrâmes dans Torino. En d’autres circonstances j’aurais apprécié de flâner un peu, de m’enivrer du bruit des rues commerçantes, des conversations qui trainaient sur la via dell’Academia, les rires des enfants... Les bruits de la paix, que je n’avais pas entendus depuis si longtemps. Nous fûmes bientôt dans l’ombre de Santa Christina et l’une des maisons était celle de mon ami, et donc celle de sa soeur. Fra Angelico eut la gentillesse de me proposer encore son aide, j’eus le courage de la refuser et, comme il s’éloignait, je goûtai la douceur de l’air avant de frapper, résolument.
Une jeune femme m’ouvrit, c’était une domestique, je lui expliquai que j’étais un ami du frère de la signorina Grandini et que j’avais une nouvelle importante à lui communiquer. Le ton de ma voix devait exprimer assez de quelle “nouvelle” il pouvait bien s’agir. La jeune femme s’effaça pour me laisser entrer et se précipita dans une salle contiguë, me laissant un peu penaud dans le vestibule. La signorina apparut. Elle était très belle. Si belle. Ô, la plus belle femme que j’aie jamais vu. Le teint pâle, des yeux violet, un visage de madone aux lèvres sensuellement dessinées, le cou et les épaules finement déliés. Elle portait ce jour-là une robe pâle, couverte de dentelle. J’avais côtoyé Tomasino pendant des semaines sans me douter un instant de sa condition bourgeoise. Enfin, devant mon air grave, elle me pria de parler en s’excusant de ne pouvoir m’accorder que quelques instants, parce qu’elle devait partir. En effet, je remarquai à ce moment là une malle de voyage toute prête. Je dus donc m’exécuter, debout dans le vestibule, face à cette créature superbe. Quelle épreuve ! Je finis tout de même par lui annoncer la mort de son frère et lui assurer que ses dernières pensées avaient été pour elle. Elle trouva appui sur la malle et secoua la tête en répétant : “Masino, Zino, mon Masaccio. je ne comprends pas...”
Je fréquente peu la compagnie des femmes et ne savais trop que dire pour la réconforter mais, fort heureusement, elle sembla prendre le dessus et se donner assez de contenance pour paraître surmonter son chagrin. Après de nombreux atermoiements, elle me pria de souper avec elle pour me parler de son frère et prévint sa maisonnée que le départ était finalement remis au lendemain.
Malgré les circonstances, je dois dire que je fus reçu magnifiquement. Le souper, passé en tête-à-tête avec la plus belle femme de ma vie, fut agréable, malgré l’ombre de Tomasino qui planait au-dessus de nous. La chambre qu’on mit à ma disposition me récompensa de mes douloureuses nuits de fugitif.