Cinq jours s’écoulèrent. Je ne passais plus régulièrement chez les Grandini. Aussi, un jour, arrivai-je nonchalamment en fin de journée, prendre des nouvelles auprès de Nathanael. Ce fut la jeune servante qui m’ouvrit, toute surprise de me trouver là. Elle me précéda jusqu’au salon où je m’installai en habitué et alla chercher sa maîtresse.
Dès qu’elle entra dans la pièce, je remarquai à quel point elle avait changé en si peu de temps. Ses adorables joues s’étaient creusées et l’arc de ses épaules n’avait plus la belle assurance que je lui avais -quoique brièvement- connue. Je m’enquis de sa santé, elle me rassura sans conviction et vint s’assoir en face de moi. Je lui dis que maintenant qu’elle était entrée, je pouvais partir de Torino ; mais sa visible faiblesse, sa mélancolie navrante me serraient le coeur. Je lui demandai de me parler de ses tourments, comme à un ami véritable. Elle se leva, visiblement troublée, esquissant un pas puis renonçant, elle se mit à marcher très vite, de long en large devant moi, en se tordant les mains.
-”Qu’allez-vous penser de moi ?”
Qu’étais-je pour la juger ? Elle ne me laissa pas le temps de protester et vint se rassoir à mes côtés. La signorina conta ce qui suit sans me regarder à aucun moment.
“Je suis allée retrouver l’homme que j’aime. Je suis partie sans hésiter alors que je venais d’apprendre la mort de mon frère. Mon adorable grand frère qui me protégeait quand nous allions au marché en cachette, mon gentil Masino qui savait me chanter inocenta tortorella... Je n’ai pas hésité à trahir son souvenir, à piétiner mon chagrin pour courir plus vite dans les bras de mon amant. Un homme que mes parents m’avaient défendu de voir. Et savez-vous le plus triste de l’histoire ? Je suis arrivée trop tard. Ô, si vous saviez combien j’ai maudit la précieuse soirée que nous avions passé ensemble.
Après tout, que savais-je de lui ? Si peu de choses. Je l’ai attendu, je suis partie pour le dernier village où on l’avait vu... Rien. J’ai laissé des messages partout et envoyé une lettre pour vous, qui m’a fait souvenir d’un autre chagrin, d’un devoir plus impérieux que mes peines de coeur. Je suis donc revenue. Mais mon coeur est toujours là-bas, plus angoissé et impatient de le revoir que pendant ces quelques jours passés à l’attendre dans notre douillet petit nid d’amour.
A présent, je vous prie de m’excuser et d’oublier à jamais la mauvaise personne que je suis. J’aurais aimé vous connaître en d’autres circonstances. Adieu”.
Sur ces mots, elle se précipita dans la pièce voisine et verrouilla la porte derrière elle. Je ne sais trop ce que je ressentais à ce moment précis ; mais il y avait, je crois, autant de compassion que de colère. J’ai tourné les talons et suis resté le moins longtemps possible à Torino.”