Jean Clair, grand conservateur de musées, spécialiste de l'histoire de l'art éminent et commissaire de plusieurs expositions à succès, fait le point sur la logique muséale aujourd'hui. Au terme d'un livre subtil et impitoyable, sa conclusion sans appel est que l'histoire des musées, qui aura duré deux siècles : de la révolution à nos jours, s'achève aujourd'hui.
Les premiers chapitres, malgré toute l'affection que je porte à cet auteur remarquable et à ses capacités d'analyse, m'ont quelque peu agacés. Jean Clair y fait le constat atterré de l'art dévoyé, détaché de ses origines cultuelles, depuis que les musées en font une série d'images culturelles, propices aux visites décérébrées du tourisme de masse. Le culturel, voilà la fatalité : le cultuel, le sacré est perdu, les oeuvres nées de cette confrontation avec le divin ont perdu leur sens, des madones de Raphaël aux masques bambaras exposées quai Branly, les objets de culte, devenus objets d'art, ne résonnent plus dans le coeur discipliné des foules en extase, que par écho d'un a priori culturel. Clair regrette que les oeuvres soient ainsi livrées aux masses, aux peuples hébétés qui piquent un cent mètres au Louvre pour aller voir La Joconde, parce qu'on leur a dit que c'était beau. Les élites seules savent, les élites seules devraient avoir accès, elles qui peuvent goûter, comprendre, aimer une oeuvre dans toutes ses dimensions, et pas seulement en tant qu'icône du temps.
La démonstration est par contre enthousiasmante sur les dérives des musées aujourd'hui et sur, aboutissement absurde de cette dérive commerciale, le louvre d'Abou Dabi. Quelles oeuvres, quelle logique scientifique dans un pays que les nus offusquent, quelle image d'un musée de France, perdu au milieu d'un lunapark des sables, entre un golf, un hôtel de luxe et des attractions abrutissantes ? Comment en est-on venu à faire entrer la logique commerciale (louer des tableaux, louer la « marque » louvre comme un logo, et pour même pas cher : 1 milliard d'euros pour 30 ans) dans la politique culturelle de notre pays, au mépris même de la loi (où il est dit que le patrimoine ne peut pas faire l'objet d'une cession à caractère pécuniaire) ?
Tout cela parce que la France devait absolument vendre des armes à la famille royale des E.A.U. (une première encore : on loue des oeuvres à des particuliers désormais), et la location d'un louvre (il perd aussi sa majuscule), faisait partie de la corbeille de mariage, pour faire bonne mesure. Les collections, patiemment constituées par des générations de conservateurs et de donateurs, aujourd'hui utilisées comme argument commercial.
Dire que pendant la guerre, des hommes ont risqué leur vie pour que des tableaux ne tombent pas aux mains des nazis. Nos élites (sous la gouvernance Chirac), complotant entre économistes, sans demander leur avis aux experts et aux conservateurs, ont réussi à faire pire. Cela, Jean Clair ne le dit pas. Permettez-moi de dépasser sa pensée. Mais j'enrage.