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L'émotion rend service à Sarko. Luttons avec la raison

De la part des enseignants du lycée-collège Carnot, que fréquentait Guy Môquet
   

    Elu président de la République, Nicolas Sarkozy a décidé de faire commémorer dans toutes les écoles de France la mémoire de Guy Môquet, jeune lycéen arrêté en octobre 1940 par la police française et fusillé par l’armée d’occupation le 22 octobre 1941 avec 26 de ses camarades communistes. Voulant ne retenir que son attitude de courage et d’abnégation devant la mort, instruction a été donnée à tous les enseignants de lire à leurs élèves, le 22 octobre 2007, la lettre adressée par Guy Môquet à sa famille peu avant son exécution. Ils sont en outre invités à célébrer dans leur classe les « valeurs de liberté, d’égalité et de fraternité qui font la force et la grandeur de notre pays et qui appellent le sens du devoir, le dévouement et le don de soi [...] et les valeurs de courage et d'engagement ». 
    En tant qu’enseignants, nous refusons d’obéir à cette injonction, aussi louable puisse-t-elle paraître sur un plan moral et émotionnel. Et devant l’annonce du président de la République de venir accomplir cette cérémonie commémorative dans notre établissement qui fut aussi celui de Guy Môquet, nous voulons expliquer les raisons de ce refus aussi simplement et aussi précisément que possible.

    Enseignants à Carnot, nous connaissons de longue date cette histoire singulière ; et nombre d’entre nous considèrent de leur devoir ou plus simplement de leur fonction éducative d’expliquer à leurs élèves pourquoi le hall de leur établissement porte le nom d’un jeune homme dont la mémoire fut longtemps inconnue voire oubliée, hors de la tradition communiste. Mais l’évocation de cette histoire s’inscrit pour nous, comme d’ailleurs pour tout enseignant, dans la transmission d’un programme ordonné des connaissances historiques sur cette période, de même qu’elle s’accompagne d’une réflexion critique sur les constructions de mémoire, sur les obéissances aveugles et sur les formes de résistance à l’oppression.

    Comme enseignants, nous avons d’abord et essentiellement à expliquer, à mettre en perspective, à éclairer les zones plus obscures de la mémoire collective qui a tendance à déformer ou à transformer les réalités historiques, y compris pour les réduire, les simplifier, les falsifier ou les instrumentaliser dans un sens ou dans un autre. Pas plus que notre enseignement sur Guy Môquet ne consistait jusqu’ici à exalter ou à condamner son appartenance politique et son statut de résistant, pas plus il ne nous semble aujourd’hui historiquement juste et moralement acceptable d’en réduire l’itinéraire à une leçon de morale édifiante dictée par le seul désir ou le seul calcul du chef de l’exécutif de notre pays. Notre travail d’enseignant n’est pas de renchérir sur des constructions qui magnifient, arrangent, voire manipulent la réalité historique aux fins de masquer les méandres de l’histoire réelle ou aux fins de glorifier, dans une pure contagion émotionnelle, la valeur héroïque et sublime d’une attitude indéniable de courage devant la mort.

    Or, en nous enjoignant de lire à tous les élèves cette lettre simple et poignante d’un jeune homme à sa famille alors qu’il va être exécuté, c’est exactement ce geste de commande émotionnelle qu’on nous demande de faire. Cette injonction relève expressément de la volonté de construire une morale d’Etat dont les enseignants seraient chargés de porter la bonne parole d’autant plus impérieuse qu’elle ferait communier la nation enfantine dans un recueillement fusionnel présenté comme indiscutable, sous peine d’être taxé d’esprit « anti-patriotique ». Contrairement à ce qu’ont pu dire ou écrire certains publicistes, il ne s’agit pas de prétendre que l’enseignement exclut par principe les sentiments et les émotions, et que c’est cette dimension « émotionnelle » qui effraierait les enseignants que nous sommes, trop méfiants à cet égard, trop « intellectuels » comme on dit parfois avec une curieuse insistance. Nous n’avons pas à nier ni à refuser toute dimension émotionnelle, mais nous savons aussi qu’il est très facile, à l’évocation des violences et injustices extrêmes de l’histoire, de faire communier élèves et adultes dans les pleurs, sans apporter pour autant le moindre élément de connaissance ni de compréhension du passé.

    Comme le rappelait l’un d’entre nous dans une tribune rendue publique, seul le cadre d’un enseignement structuré et réfléchi permet d'aborder la complexité de l'histoire en résistant à sa caricature, voire à son déni pur et simple dans une construction idéologique qui ne conserverait que des gestes héroïques déliés de toute épaisseur historique. Cette cérémonie d’édification morale à laquelle on nous enjoint d’apporter notre concours d’enseignants ne correspond en rien à l'idée qu’on est en droit de se faire d'un service public et laïque d'éducation nationale ; elle tend bien davantage à instrumentaliser cette mission pour mener une stricte opération de communication politique d’autant plus détestable qu’elle se couvre de manière insistante d’un manteau de grandeur morale.

    Il ne s’agit donc pas d’opposer une mémoire à une autre, une idéologie à une autre, mais de rappeler sans faux-fuyants que notre mission d’enseignants n’est pas d’être des prêcheurs de morale officielle, même si nous sommes aussi des éducateurs au sens plein du terme comme le rappelait le président de la République dans sa récente « Lettre » aux enseignants. Par conséquent, nous demandons que le ministre de l’Education nationale applique avec clarté et simplicité la volonté réaffirmée dans cette lettre de « laisser aux professeurs le libre choix de leur pédagogie » (Nicolas Sarkozy,  Lettre aux éducateurs, p. 28). Forts de cette « confiance » qui nous est reconnue du fait de notre statut et de notre mission institutionnelle, nous savons et saurons user de notre « capacité de jugement » pour solliciter en cours les documents que nous jugeons appropriés à l'étude réfléchie des programmes que nous avons la charge d’enseigner. C’est le meilleur usage de la « valeur de liberté » pédagogique qui est précisément la nôtre, seule justification de notre métier comme le rappelait encore cette « Lettre ». A moins que les mots utilisés en la circonstance par le président de la République ne soient précisément que des mots de circonstance, aussi vite oubliés que proférés — ce que nous nous refusons à croire.

    C’est pourquoi nous serons présents ce lundi 22 octobre devant le lycée Carnot, non pour obéir à une injonction qui n’a rien à voir avec notre travail d’enseignants, mais pour exprimer notre volonté de poursuivre sereinement ce travail de transmission des connaissances et de réflexion sur les valeurs, loin de l’agitation médiatisée et de la récupération politicienne dont la commémoration de la mémoire de Guy Môquet n’est aujourd’hui que le triste prétexte.

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