Autre extrait. Il s'agit d'un roman en cours d'élaboration. Cela s'intitule (pour l'heure) Magma. Je ne veux encore rien dire sur le sujet, sinon qu'il confrontera une série de personnages vivant dans une petite ville, à son passé. J'ai eu beaucoup de problème à ajuster le ton, à trouver le bon "interprète" de l'histoire. J'ai bien avancé, mais je ne suis pas certain d'avoir résolu mon dilemme. Il y a même un chapitre entier dans le roman, où j'expose diverses contraintes de création, soulevées par ce récit particulier. Ici, j'ai choisi un petit bout de texte où le personnage principal décrit sa ville : Croizan-sur-Loire, qui "n’offre que des hochements de tête et des souvenirs", mais c’est "(sa) ville triste et vieille (qu'il) ne quittera pas." Croizan est conçu comme un personnage à part entière.
"Au fond, Croizan n'est pas tellement éloigné des tourments qui affligent le reste du monde. Croizan connaît le meurtre et la bêtise, le viol, la gabegie, la honte et le remords. Mais les catastrophes et les élans y parviennent fanés. Les maisons sont petites, les trajets sont courts, les quartiers sont des bourgs repliés ; les coeurs dans cet espace, sont chétifs. On se hait sans colère. Il faut de l'enthousiasme, pour nourrir la colère ; Croizan est une ville sans enthousiasme. Son sentiment le plus exacerbé, c'est la rancoeur.
Si j'aime cette ville où je suis né ? Même pas. J'ai sur ses rues et ses places le même regard clinique que sur mon pauvre corps. Je vis dedans, il m'est familier, sa santé débile ne m'irrite pas. Ma ville et moi sommes confondus depuis l'origine, et je considère aujourd'hui mes anciennes velléités de départ comme on sourit à telle saillie de notre enfance, quand on se voyait pilote d'essai ou viking. Il y a des costumes trop grands pour les êtres trop sages.
Du temps des origines, je conservais sans savoir des images qui ne sont reparues qu'à l'occasion de discussions familiales ou, comme ici, dans l'effort qu'engendre l'écriture des souvenirs. J'ai connu ma ville, forte de plus de 50 000 habitants ; j'ai parcouru ses rues en partant pour l'école primaire, de l'autre côté de la rue Maussant, la marche rythmée par les saccades régulières des métiers à tricoter, derrière chaque porte où vivotait une bonneterie familiale ; j'ai parcouru ses rues en bicyclette pour rejoindre le lycée, négligeable unité parmi les milliers de vélos ouvriers qui peuplaient les matins de toutes les saisons. Un troupeau, une vague noire de cuir et d'huile de chaîne, bleuie sur la crête par l'usage universel de la casquette, chez les hommes de l'Arsenal ou des Ateliers de Construction Textile. Je m'arrêtais comme eux devant la barrière branlante, baissée sur le passage-à-niveau (...) le temps d'un passage de train. Mon tempérament contemplatif s'accommodait de cette triste procession, grâce au panneau qui prévenait « un train peut en cacher un autre », avertissement qu'illustrait la silhouette noire de deux locomotives à vapeur qui se croisaient. Le même graphisme était sans doute utilisé sur toutes les routes de France, mais à Croizan, la présence anachronique de ces machines disparues depuis longtemps, panachées d'un lourd nuage de fumée noire sortie des cheminées, faisait accord à la foule taiseuse et primitive qui m'entourait. Je vivais une préhistoire et j'en étais conscient."
Extrait de Magma.