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Première marche - 7

Quand je commence un roman, quand je jette la première phrase sur le papier, un certain nombre d’étapes a déjà été franchi. Il faut d’abord que je sois convaincu de l’intérêt du sujet, car je vais vivre plus d’un an avec des personnages et dans leur univers, presque quotidiennement. Cela mérite réflexion. Souvent, un sujet s’impose seul, et il me serait très difficile d’analyser toutes les arcanes qui le font naître. Ce sont des questions qui me taraudent, des choses qui mobilisent mon attention. La valeur et la fragilité de la démocratie, la trahison des idéaux que l’on s’est fixé, la subtilité et la volatilité de la mémoire des sociétés, sont des thèmes que j’affectionne, entre autres.

Il se trouve que, cette année-là, mon fils, à peine âgé de 16 ans, faisait un stage d’été très physique. Il revenait exténué les soirs, partait très tôt le matin. C’était éprouvant de voir son jeune corps soumis à de telles contraintes. Je repensai alors aux enfants des mines, au XIXè, leurs perspectives de vie complètement bloquées, leur avenir d’ouvrier agonisant dans la poussière industrielle. Cette vision désespérée du monde, si elle était élargie à tous les degrés de la société, en poussant à l’extrême les valeurs du travail manuel –exténuant de préférence– comme vecteur de bonheur, pouvait donner un livre intéressant. Je me suis donc engagé dans l’écriture d’une grande fresque de politique-fiction, intitulée « l’Husine », le «H » majuscule ouvrant sur l’idée que l’usine du titre, vaste comme une agglomération, symbolisait l’humanité.

J’y présentais Mido, un garçon comme le mien, entrant avec son père dans un des ateliers de cet incommensurable complexe industriel. Cela commençait ainsi :

« L'Husine. Le froid du petit matin, les loupiotes accrochées au béton. Au milieu de la foule de têtes rases qui avancent, le petit Mido, inquiet mais fier, l'épaule meurtrie par un sac de nourriture trop chargé. La main de son père sur l'autre épaule. La silhouette de son père que Mido s'imaginerait longtemps massive et altière ; qu'avec le temps il admettrait voûtée et fatiguée.

L'Husine et son goût de fer et de graisse, sensible de loin. Et les portes franchies, cette lumière inhumaine, pesant sur la nuque avec son haleine de bruit, qui écrase et vous dit d'obéir. L'Husine aux dimensions incroyables –où l'on apprend à faire son nid, malgré tout, avec l’âge– qui avale le trop jeune Mido, l'éloigne de son père et le propulse devant une machine terrible, vorace mais belle. »

J’ajouterai plus tard de courts textes, extraits de notes circulant au plus haut niveau de l’organisation de l’Husine, et qui dessinent un portrait de la société dans laquelle se débat le jeune Mido. Cela donnait :

« Le système est construit sur le principe du travail. Le travail n’a d’autre fonction que d’assurer la pérennité du système. Le travail doit être perçu comme le sens de la vie. Il est impératif qu’il soit non seulement apprécié mais désiré. Le travail doit être la préoccupation essentielle de chaque minute, la raison d’être de chaque geste, le but de chaque projet, la matière de toute pensée. Il doit être assimilé à l’air, au sang, à l’eau, à l’éventualité d’un lendemain. Il doit être inséparable de l’idée de vie. Le travail doit être aussi répétitif que possible et littéralement épuisant. Cet épuisement a pour objet de rendre inopérante toute pensée destructive pour le système. La liberté de penser hors du travail est inconcevable. L’ouvrier doit croire que sa liberté de penser, il la gagne au sein de son travail, grâce à la vacance des idées que permet une tâche abrutissante et répétitive… » etc.

Des mois et des mois de travail, et petit à petit, le doute qui s’immisce. Je découvre que mon personnage est un personnage du XIXè siècle, que mon propos sur la démocratie peut-être confondu avec un manifeste à la Zola (d’où l’intérêt de tester auprès de lecteurs critiques, le travail en cours), que le véritable sujet est dissous dans une histoire trop « typée » culture ouvrière. Je me suis trompé. La mort dans l’âme, je finis par clore l’écriture alors que j’abordais la fin de la première partie, sur les trois prévues. Mais tout ce travail n’est pas perdu. L’univers de l’Husine, ses rues bouffées par la brume, la fatigue perpétuelle qui pèse sur les épaules des hommes, tout cela réapparaîtra dans « le Baiser… », livre dans lequel je trouve enfin le bon angle pour dire ce que je voulais dire. Entre les deux, j’ai simplement attendu, écrit un autre livre, très distrayant.

Il y a peu, j’ai échoué de la même manière sur un autre roman, pourtant bien avancé, très ambitieux et foisonnant, mêlant trop d’éléments autobiographiques à un thème riche en niveaux de lecture. Comme pour l’Husine, j’ai fini par abandonner. C’est un renoncement douloureux, il me faut du temps pour prendre la décision, mais je sais que c’est mieux ainsi. Comme dans le cas de l’Husine, j’ai entamé à la suite de Magma (titre provisoire de ce livre avorté) et sans perdre de temps, un récit plus fluide (mais jamais anecdotique ou convenu), grâce auquel je me régale tous les jours (et ma douce première lectrice aussi).

Serein, je sais que les thèmes abordés dans Magma resurgiront, et qu’alors, j’aurai trouvé la bonne manière de les traiter. Juste un peu de patience.

 

 

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