Marche plus vite, connard !
L’invective est lancée depuis la vitre ouverte d’une voiture qui passe. J’ai le temps de lever le regard et de découvrir un joli minois de jeune femme, hilare, à l’unisson des autres passagers dont je devine la présence à l’arrière, sous la forme d’épaules et de têtes sombres qui tressautent. C’était purement gratuit et inoffensif, bien sûr, et pas dirigé spécialement contre ma petite personne. J’ai pourtant ressenti la brûlure de l’humiliation, quoique brièvement, et j’essaie de me raisonner. Ce n’est rien, c’est idiot, un truc de gamins. N’empêche. Je me demande ce que j’ai fait pour provoquer cette insulte. Et puis je repense au livre (« l’Amant des morts », Mathieu Riboulet, couverture orange) que je tiens en main. « Connard » ? Ben oui. Je ne pouvais être qu’un de ces intellectuels, un peu pédé sûrement, un peu marginal, jamais satisfait de rien, un de ceux qui se prennent la tête sur des machineries inutiles, imbus d’eux-mêmes, un de ces intellos qu’on moque à la récré, qu’on évite dans les soirées, à qui on passe la bite au cirage à l’armée. J’ai poursuivi mon chemin en serrant le livre plus fort contre moi.
(à propos du titre : ne vous inquiétez pas, je sais que "injuried" ne signifie pas "injurié", mais je suis sûr que vous aurez compris)
Commentaires
Ce poste me fait terriblement penser à une conversation que j'ai eu, il y a quelques années, avec un professeur d'université. C'est dingue, tout de même, ce "complexe de l'intellectuel". Ce complexe qui plus est, de l'intellectuel homme, qui sent (à tort ou à raison) sa virilité et son utilité (les deux étant intimement liés je suppose) remises en cause. Je retrouve dans tes mots les fêlures du prof en question, qui déplorait que la lecture soit désormais considérée par notre société comme une activité féminine, et cette redondance me fait sourire.
Moi qui suis une femme, je risque pas de porter l'étiquette de "pédé", mais j'en retrouve quelques autres: "inutile", "improductive", "prise de tête". En ce qui me concerne, j'ai été lâche: je suis passée du côté de la production!
Si tu t'aventures en d'autres points de ce blog, tu comprendras qu'il y a bien longtemps que je suis passé du côté de la production. Je ne crois pas qu'il s'agisse d'une blessure à une prétendue virilité dont je n'ai que faire. Mais j'ai, livre en main ou pas, et depuis très jeune, souvent été mis à part à cause de mes intérêts divergents, voire marginaux. Ma compagne a connu la même histoire. L'amour du livre la mettait en dehors du monde des autres. Cela dit, cette distinction m'a fait aussi aimé et apprécié, cette solitude me conférait une aura, à tort ou à raison. J'ai savouré mon statut de type bizarre, et j'en ai reçu divers bénéfices. J'évoquais ici une agression étrange, soudaine, gratuite, qui illustre la suspicion commune à l'encontre des "lecteurs". Mais j'aurais de nombreux exemples.
Merci, tu viens de bien me faire marrer. Quand on te connait en plus. HUHU!