Je me souviens de toute mon enfance comme d'une longue angoisse à la perspective de devenir autre chose – une sorte de syndrome de Peter Pan, ou une phobie approchante. Les prés où je jouais, la rivière ou les forêts que j'explorais, quand je les visite aujourd'hui, me disent que si j'étais heureux alors, c’était au prix de cette crainte, et je retrouve en les traversant la lancinante peur qui me nouait, quand le soir ouvrait ses ailes entre les arbres, que les créatures nocturnes lançaient leur chant, et que je devais rentrer à la maison, revenir au monde, à la famille, bientôt aux études, au temps vrai, à demain, à l'avenir, au choix d'un métier, à la vie des autres, aux rôles adultes et peut-être, mais en avais-je conscience, à la mort au fond de l'horizon.
Les lieux de mon enfance ont subi cette étrange métamorphose que mon refus de grandir a longtemps retardée. Ils m'étaient incompréhensibles, parce que forgés autour de moi comme les signes d'une existence dont je ne voulais pas, et dont l'accès exigeait tant d'efforts qu'il me semblait à jamais promis à d'autres, à de plus forts. Villes, forêts, femmes épaisses… bien que caressantes parfois, elles tournaient vers moi toujours des sourcils froncés. Aujourd'hui, je reconnais leur monumentalité, mais je n'en ai plus peur, je suis des leurs à présent. C'est ce mystère qui étonne dans les lieux de l'enfance : ils sont comme un costume de père Noël ou un épouvantail, on les regarde comme des objets familiers, en se demandant bien ce qu'ils étaient pour nous, vraiment, et ce qu'est leur pouvoir magique devenu.